Tyzhden.ua s’est entretenu avec Anne-Marie Goussard, consul honoraire de Lituanie en France, au sujet du danger des fakemakers, de la résistance à la propagande et la sécurité européenne. Cet entretien a été conduit par Alla Lazareva.

Illustration: Tyzhden.ua

Les élections américaines et françaises ont montré que la Russie mène une guerre d’information, mais pas seulement contre l’Ukraine. Les éléments de la guerre d’information qui nous ont surpris étaient ceux de la déclaration du Président Macron pendant la conférence de presse commune avec Poutine. Il a défini Russia Today et Spoutnik comme «des outils de propagande, et non pas comme des médias». Est-ce que, à votre avis, il s’agit d’une prise de conscience de la classe politique du danger que représentent les «fakemakers», ou je suis trop optimiste?

– Nous sommes dans cette période théorisée par les amis de Poutine et qu’il convient d’appeler «post-vérité». Aujourd’hui, toute information, peu importe si elle est vrai ou fausse, peut être diffusée. Macron l’a subi pendant sa campagne. A partir du moment où il en a été victime, je pense qu’il a eu à cœur de le dire, et de le dire en face à Poutine. Et c’est sans doute aussi important dans la façon dont il va se comporter à l’avenir. Nous ne connaissons pas l’avenir et il nous faut rester vigilants, mais Poutine a fait une erreur fondamentale, c’est de soutenir plusieurs candidats pendant la campagne présidentielle française : successivement, alternativement, financièrement… et de dénigrer et de chercher à nuire à celui qui a finalement gagné. C’était un peu compliqué  pour lui entre Fillon et Le Pen, mais il a passé son temps à déstabiliser les sites internet de Macron, diffuser des fausses informations etc. Évidemment, ça a laissé des traces, qui je le pense vont être durables dans la position de Macron à son égard. Le problème posé par la post-vérité, je pense, c’est que ce concept russe, qui a été théorisé par eux, qui a été mis en place par eux etc, est en train de faire des petits et de se diffuser dans la société. Ainsi par exemple, un certain nombre de mouvements associatifs, consciemment ou inconsciemment, utilisent ce concept de post-vérité. C’est facilité par le fait que nous avons des générations qui ont accès à tout. Aujourd’hui, tout passe par internet, mais nous n’avons pas forcément la formation pour analyser les contenu, confronter les informations, les vérifier, les sourcer, les dater, les croiser… Il s’agit du travail des journalistes, de démarches que chacun doit faire face à toute information. Nous ne savons pas faire ce travail, ou nous ne le faisons pas et il existe donc une forte utilisation, une forte instrumentalisation de cette situation.

Qu’est-ce qui est à faire pour apprendre à la société occidentale comment contrer toutes ces démarches propagandistes? Rappelons-nous que la Russie démontre une longue continuité qui date de Lénine, voir avant… 

– Tout ce travail de recherche est de dire la vérité et d’affirmer de la vérité. Mais c’est toujours plus difficile de dire la vérité que de dire un mensonge. Surtout que ce mensonge vient satisfaire des instincts primaires, qui vont de la jalousie à la peur, en passant par toutes formes de sentiments, par la théorie du complot… Il y a un certain nombre d’associations qui font un travail remarquable de décryptage de la désinformation. Les uns travaillent à partir de sources ouvertes, comme Bellingcat ou Anti-propaganda, d’autres s’inscrivent dans des démarches beaucoup plus institutionnelles, comme ce que fait l’Europe à travers son centre d’information East StratCom Task Force. Il existe un travail fait par les états, par exemple au niveau du Ministère des Affaires étrangères en Lituanie… Et il y en a tant d’autres qui font ce travail de veille et de restitution. Et puis, il y a tous nos réseaux, la revue de presse France Lituanie… C’est un travail citoyen. Et puis, il faut sensibiliser la presse, tout un apprentissage d’utilisation de l’information d’internet.

Il existe encore un terme à la mode qui commence par «post » : la post-démocratie. Quand on en parle, en particulier, on affirme que toutes ces manifestations de la rue sont dépassées par le temps. Vous partagez cette analyse?

– Je pense qu’il y a, en France, en tout cas, un vrai débat et même une crise sociétale autour de la démocratie représentative, une perte de légitimité de la décision publique, une demande forte de démocratie participative. J’ai essayé de me poser la question : pourquoi les gens n’avaient plus foi dans les décisions publiques? Il existe un certain nombre d’éléments factuels: il suffit de regarder les informations pour comprendre pourquoi la confiance a été perdue. Mais pour autant, derrière cette crise de conscience, je suis convaincue qu’il y a aussi une attente envers les politiques d’avoir une capacité de prononcer une parole à la fois vraie et forte. Tous ceux qui refusent l’autorité, c’est parce qu’ils ne la considèrent pas, ou plus, comme légitime. Mais s’il arrive une parole politique légitime, forte, ça changera. Je pense qu’on vit maintenant dans une période d’attente d’une autorité bienveillante. L’assurance de droit divin qui tombe du ciel, c’est fini, on ne la verra plus jamais. Mais en revanche, la capacité d’affirmer des certitudes au lieu de toujours tout remettre en cause et de se demander où est le vrai et le faux, est attendue. Le période du relativisme qu’on a vécu et qu’on vit encore, elle peut avoir une forme de fin si on arrive à affirmer du vrai, du beau, du grand.

Les hommes politiques ukrainiens commencent seulement à reconnaître que nos problèmes, en grande partie, viennent du fait qu’aucune de notre doctrine militaire durant 25 ans d’indépendance ne définissait la Russie comme un agresseur potentiel. On voit que la France et tant d’autres pays européens aujourd’hui, ne considèrent pas non plus la Russie comme un adversaire politique et potentiellement militaire. Est-ce que c’est de la naïveté ou une sorte de myopie?

– Je pense qu’il existe une évaluation, depuis un an ou deux, en France comme ailleurs. On voit que dans le Livre Blanc de programmation militaire, on indique deux ennemis. D’une part, l’ennemi terroriste qu’on connaît, mais aussi cet état-puissance, même si on a du mal à le citer. On a toujours du mal à dire que le terrorisme est islamiste, on a aussi du mal à dire que l’état-puissance s’appelle la Russie. Pour autant, les termes commencent à monter. On l’a vu pendant la campagne présidentielle, d’ailleurs, où le chef d’état-majeur de l’armée, le général De Villiers, parle d’un état de puissance. Il s’est pris à revers par le candidat Fillon, qui a sorti des éléments de langage qu’on lui reconnaissait pas. Donc, il y a une vraie prise de conscience. Je l’ai vu depuis ces deux dernières années. La stratégie militaire prend en compte maintenant cette menace de l’état-puissance, la Russie. D’autre part, quand on voit Orban en Hongrie, Erdogan en Turquie, ou Tzipras en Grèce, qui ont  la capacité de dire «non» à l’application de l’article 5 de l’OTAN, il est clair que l’article 5 est difficilement efficient. Donc, il faut avoir des stratégies alternatives. Elles sont clairement dans les accords bilatéraux, et donc les pays Baltes mais aussi l’Ukraine développent ce type d’accords, avec un certain nombre de pays qui disposent d’une politique de défense conséquente et qui lui permettrait d’intervenir en cas d’urgence. Et puis, ces pays respectent les contraintes de l’OTAN, c’est à dire qu’on doit arriver à 2% du budget militaire, avec une stratégie qui doit être capable de résister pendant 2-3-4 jours, laissant aux autres le temps d’arriver. Et puis, la présence des représentations de l’OTAN dans les Pays Baltes, tout autour de la Russie, ont plutôt un rôle dissuasif, parce que ce ne sont pas ces 40 militaires qui vont changer les choses, mais ils font office d’affichage.

L’Europe de la défense : à votre avis, c’est une utopie, ou c’est un projet qui peut se réaliser un jour?

– La position de Trump vis-à-vis de l’OTAN, est peut être pour les européens le moyen de se réveiller et d’essayer de faire quelque chose ensemble. Est-ce que ce sera à 27 ou avec un autre cercle, je n’en sais rien. Il faut tenir compte de la spécificité de l’Allemagne, qui, à la suite de la Deuxième Guerre Mondiale, n’a pas eu la possibilité de constituer d’armée offensive. Il faut tenir compte du Brexit, en prenant en compte qu’il y avait deux forces nucléaires, la France et l’Angleterre, et que l’Angleterre ne fera plus partie de l’Union Européenne… Pourquoi pas d’alliance bilatérale entre l’Europe de la défense et l’Angleterre? Je ne sais pas quelle configuration ça prendra, mais je pense que Trump va peut-être rendre un grand service à l’Europe, en l’obligeant à se prendre en main.

Dans ce cas, Poutine aussi rend le même service…

– Ils s’appliquent bien ce deux-là! Ils vont nous pousser à nous prendre en main.

Cet entretien a été conduit par Alla Lazareva.

Source: Tyzhden.ua