A la suite de nos critiques adressées au film de Paul Moreira, diffusé lundi 1er février sur Canal +, nous avons reçu ce témoignage. Il provient d’une des traductrices ayant travaillé avec lui sur le film. Elle raconte de quelle manière des coupes ont été faites pour orienter les propos des témoins dans un sens préétabli. Elle s’est adressée à la maison de production pour demander que son nom soit retiré du générique du film. Nous livrons son témoignage pour faire écho aux multiples questions soulevées par ce film.

J’ai été contactée par la société de production de Paul Moreira en septembre 2015. L’équipe venait d’achever son tournage sur l’extrême droite en Ukraine et cherchait un traducteur. Le rôle de ces mouvements, dans l’Ukraine actuelle, a toujours été le sujet de spéculations des plus improbables, surtout de la part de ceux qui soutiennent la politique expansionniste de Vladimir Poutine. Un vrai débat sur le sujet s’avère donc nécessaire, afin de dissiper tous les mythes. Considérant Canal +, comme une chaine impartiale, j’ai accepté. Mal m’en a pris.

Arrivée dans les locaux de la production, on m’a informée que je ne venais qu’en renfort et que plus de la moitié du film avait déjà été traduite par une certaine Iryna. Je me suis donc concentrée sur ce qui restait, une session du Parlement ukrainien et les interviews d’Ihor Mossiychouk, député du Parti Radical, ainsi que d’Andriy Biletsky, le fondateur du bataillon Azov. Les images brutes, sans montage ni voix off, offraient une vision plutôt objective des protagonistes et de la situation en Ukraine. Rien ne laissait présager que j’étais en train de participer à l’élaboration d’un film de propagande. D’où ma surprise à la découverte du «documentaire» lundi soir.

Le montage des interviews, découpées afin de «coller» à l’image que l’auteur a voulu donner de l’Ukraine, dénaturait complétement les propos initiaux des protagonistes. Il devenait du coup difficile d’y reconnaitre la version originale des entretiens, ainsi que de retrouver le vrai sens des propos (bien plus nuancés) des interviewés. Grâce à un habile tour de passe-passe, à coup de découpage des phrases, de musique tragique et d’images de violences, les deux hommes dont j’avais traduit les interviews en intégralité, prenaient des airs d’êtres sauvages, obsédés par des idées nationalistes bêtes et méchantes.

Les premières images du député Ihor Mossiychouk offrent aux spectateurs les réflexions de celui-ci sur ceux qu’il considère être des «vrais» Ukrainiens. Le reportage laisse croire qu’Ihor Mossiychouk aborde la question de but en blanc (ce serait normal pour un nationaliste obsédé). Ce qui n’est pas montré, en revanche, c’est l’entêtement de Monsieur Moreira pour obtenir une réponse à cette question très précise.

Et quand Mossiychouk tente d’y répondre, sa phrase se retrouve coupée, puisque de toute évidence, la réponse complète ne convient pas au journaliste. «Pour moi, la notion de «nation» et donc «d’Ukrainien», c’est un lien de sang et d’esprit entre les morts, les vivant et ceux qui ne sont pas encore nés», dit-il dans le film. Un bout de réponse qui suffit amplement à Paul Moreira qui jette joyeusement à la poubelle la suite des propos du député où il précise qu’il n’est pas nécessaire de naitre en Ukraine ou d’avoir le «sang ukrainien» pour être un vrai Ukrainien.

Nous observons le même genre de manipulation dans une séquence montrant des vidéos postées par le député sur YouTube et où on le voit frapper un journaliste, crier sur un juge ou encore agresser verbalement un fonctionnaire corrompu. «Sur YouTube on trouve des vidéos de vous-même. Pourquoi vous faites ça ?», demande la voix de Paul Moreira. Le téléspectateur, ne peut pas savoir que la question du journaliste fait en réalité référence à l’ensemble des vidéos de Mossiychouk et pas uniquement à celles montrant des violences. Il peut donc trouver la réponse de ce dernier arrogante et plus qu’incompréhensible : «Ça a commencé il y a un an quand Oleh Lyachko et moi-même faisions tout pour défendre notre pays», bredouille Mossiychouk.

Ce que le téléspectateur n’entendra jamais, puisque la réponse a été coupée, ce sont les explications du député. Il tente de faire entendre que dans un pays qui se bat contre la corruption et la justice arbitraire, la population, ne fait plus confiance aux paroles des hommes politiques. Elle réclame des preuves directes, par l’image. Et ces mêmes images peuvent également servir de preuve en cas de procédure judiciaire. Cela justifie-t-il certaines des actions de Monsieur Mossiychouk? Non. Est-ce que cela porte un coup sur la crédibilité et l’objectivité du reportage? Certainement !

L’interview d’Andriy Biletsky, le deuxième protagoniste dont j’ai eu à traduire les propos, a été également estropiée au montage. De l’entretien qui avait duré près d’une heure, le journaliste n’a gardé qu’une seule question qui l’obsédait : sur la présence de néo-nazis au sein du bataillon. «Nous sommes un bataillon composé de 60% de nationalistes», dit Biletsky à Paul Moreira. Ravi de ce début de réponse, il s’en contente. Or la réponse, utilisée ainsi, fait l’amalgame entre le sentiment national provoqué par un état de guerre entre la Russie et l’Ukraine et les idées du national-socialisme. Paul Moreira coupe le reste. C’est ainsi que les explications du fondateur d’Azov sur la diversité ethnique, linguistique et politique des membres du bataillon, partent à la poubelle.

Ces exemples ne font référence qu’à quelques minutes du reportage, laissant deviner le sort subi par le reste des images filmées par l’équipe de Monsieur Moreira. Il est évident que la pratique du montage/découpage fait partie intégrante de tout travail journalistique. C’est une nécessité. Chaque journaliste est en droit de choisir les séquences à garder et à jeter. Cependant, lorsque cette technique est utilisée afin de faire correspondre l’image à une idée toute faite, cela porte un nom bien précis : la manipulation consciente et volontaire de l’opinion publique.

Le reportage de Paul Moreira comporte bien d’autres erreurs, mensonges et lacunes, qu’ont déjà relevés de nombreux spécialistes de l’Ukraine, pointant du doigt le caractère calomnieux et manipulateur du «documentaire». Par cet article, j’ai tenu à m’exprimer en tant que traductrice — la personne qui a vu des images brutes puis le résultat final, qui dénature gravement le sens des propos des personnes interviewées, ainsi que la réalité du terrain.

De nombreuses autres questions subsistent, notamment celle de la traductrice mystérieuse qui a effectué 90% du travail, mais dont le nom n’a pas été mentionné dans le générique du film, contrairement au mien. Je suis présentée comme la seule traductrice de ce « documentaire ». Il est plus qu’étrange d’attribuer les mérites de l’intégralité du travail à une personne qui n’a effectué qu’une partie minime de celui-ci. A moins que son nom, connu pour son engagement pour une Ukraine libre et démocratique, apporte plus de crédibilité à un travail malhonnête, en le cautionnant en quelque sorte.

D’où me venait cette légère impression de m’être faite avoir ? C’est par cette phrase que Paul Moreira ouvre son film. En effet, c’est une très bonne question que je ne cesse de me poser.

Par Anna Jaillard Chesanovska, journaliste, traductrice ukrainienne

La source Libération. Blogue Comité Ukraine