La version originale de cet article a été publiée sur un blog Comité Ukraine.

La Statue d’Anne de Kiev, à Senlis, en région parisienne (DR) (Comité Ukraine)

De passage à Paris, le président russe en a profité pour s’approprier discrètement l’héritage d’Anne de Kiev, épouse d’Henri 1er, reine de France de 1051 à 1060. Dans sa bouche, à deux reprises, elle est devenue «Anne de Russie», provoquant la colère des Ukrainiens

Par Renaud Rebardy, journaliste

Lors de sa conférence de presse à Versailles, lundi 29 mai, puis dans l’interview qu’il a donnée au Figaro, le 31, Vladimir Poutine a mentionné à deux reprises une reine Française dans les mêmes termes : «Il faut savoir que les relations entre la Russie et la France sont anciennes. Elles ont des racines encore plus profondes. Au XIe siècle, la fille cadette d’un des grands princes russes, Iaroslav-le-Sage, la princesse Anne, est venue en France pour devenir épouse du roi Henri 1er. C’est ainsi qu’on l’appelait Anne de Russie, reine de France. Son fils, Philippe 1er, est devenu fondateur de deux dynasties européennes : les Bourbons et les Valois…»

Or cette présentation des choses est très contestable. Elle a aussitôt déclenché une vive protestation du ministère des affaires étrangère ukrainien, en même temps que de nombreuses moqueries sur Twitter. Rappelons quelle a été la réalité historique. Anna, la fille du grand prince de Kiev, Iaroslav, a en effet épousé le roi Henri 1er le 19 mai 1051 à la cathédrale de Reims, puis a donné naissance à ses quatre enfants, dont le futur roi Philippe 1er, né en 1052.

À l’époque, ni la Russie, ni l’Ukraine, ni même la France au sens moderne de ces noms n’existaient. Au sens strict, Anne de Kiev était reine du «royaume des Francs». Kiev était la capitale d’un État slave nommé la « Rouss », ou Ruthénie, dont le centre était à Kiev mais dont l’influence s’étendait sur de vastes territoires, à l’est et au sud. Quant à Moscou, la ville n’existait pas, puisqu’elle fut fondée en 1147 seulement.

En France, cette reine n’est connue que sous ce nom d’Anne de Kiev. Les Ukrainiens considèrent à bon droit aujourd’hui cette princesse comme une des figures de leur histoire nationale. L’Ukraine a d’ailleurs offert à la France une statue, à Senlis, ville où Anne de Kiev a vécu et fondé une abbaye.

Si le président russe a entrepris d’annexer la reine Anne pour en faire une Russe, cela n’est pas tout à fait par hasard. La Russie, en effet, considère depuis longtemps les fondateurs de l’État de Kiev comme étant les ancêtres de la Russie. Et dans son souci de se trouver des racines anciennes, la Russie s’est donc ainsi approprié l’héritage de Iaroslav, désormais proclamé à Moscou comme l’un des premiers souverains russes. Un peu comme si nous disions que Jules César était le premier roi de France…

Querelle d’historiens, dira-t-on. Mais qui a des implications lourdes. Car c’est aussi en invoquant cet héritage que la Russie affirme que la Crimée a toujours été russe. Dans son discours solennel justifiant l’annexion, le 18 mars 2014, Vladimir Poutine lançait ainsi: « Tout en Crimée évoque notre histoire et notre fierté communes. C’est l’emplacement de l’ancienne Chersonèse Taurique, où le grand prince Vladimir 1er a été baptisé ».

Ce Vladimir dont il est ici question n’est autre que le grand-père d’Anne, et père de Iaroslav. Il était grand prince de l’État de Kiev, ancêtre de l’Ukraine moderne, tout comme il a laissé un héritage à la Russie moderne. Mais de là à en faire un Russe, il y a un pas qu’il est très aventureux de franchir…

Ce récit historique développé par la Russie nourrit le conflit actuel entre la Russie et l’Ukraine, un conflit qui, il faut le rappeler, continue de faire des victimes tous les jours. À travers cette captation d’héritage, la Russie poutinienne tend à nier l’existence d’une histoire propre à l’Ukraine, et affirme au contraire une forme de droit sur Kiev, « mère de toutes les villes russes »…

C’est là où ce négationnisme devient réellement dangereux, car il nourrit, chez les Russes les plus nationalistes, l’idée que la Russie a le devoir, un jour, de réintégrer Kiev au sein d’une nouvelle union slave, qui serait une reconstitution de cette ancienne Rouss fantasmée. D’où l’importance qu’il y a, aujourd’hui, à bien se souvenir qu’Anne était simplement la princesse de Kiev. Et rien de plus.

Par Renaud Rebardy, journaliste

Source: Comité Ukraine