Cette tribune a été initialement publiée dans le HuffPost France.
Président du Centre d’étude et de réflexion pour l’action politique, professeur à Sciences Po
Intransigeance diplomatique, refus d’accords économiques, boycott de la coupe du monde de football: c’est ainsi que le monde doit empêcher la Russie de détruire nos principes démocratiques.
Le Premier ministre Dmitri Medvedev (à gauche), le Président russe Vladimir Poutine et le ministre de la défense Sergueï Choïgou (à droite) assistent à la cérémonie du « Défenseur de la patrie » à Moscou, le 23 février 2018.

Après la tentative d’assassinat de Sergei Skripal et de sa fille, les Etats-Unis, la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni ont trouvé les mots justes: devant une attaque au moyen d’une arme chimique prohibée par les traités sur le sol européen, ils ont clairement désigné l’agresseur. Nombreux sont ceux qui espèrent désormais non seulement une prise de conscience dans l’opinion de la menace russe, mais aussi une politique moins aveugle et mieux proportionnée des puissances occidentales. Nous n’en sommes pas encore là, loin s’en faut: plusieurs Etats restent tentés par le business as usual avec Moscou et demeurent peu enclins à une réaction à la fois ferme et globale. Tout semble se passer comme si certains fermaient encore les yeux sur la nature de la menace posée par le régime de M. Poutine.

Une menace systémique

Nous pouvons qualifier la menace russe de systémique. Elle est globale à la fois par son extension et par ses conséquences. Son objectif même est l’écroulement du système qui fonde la permanence d’un ordre mondial fondé sur la liberté et la règle de droit. Trop souvent, les analyses font droit à l’idée d’un « intérêt national » russe que le Kremlin chercherait à défendre. Ils tendent à privilégier, parce qu’elles sont explicites, des préoccupations qualifiées de stratégiques, depuis la recherche de points d’appui au Moyen-Orient jusqu’à la perception d’une menace située à son ouest. Mais outre le fait que l’intérêt national russe pourrait être mieux atteint par le développement profond de son économie et une attitude de coopération avec l’Occident, y compris dans le domaine de la sécurité, rien de cela n’explique, et encore moins ne justifie, l’intervention en Syrie et l’agression contre l’Ukraine. Ni l’Union européenne ni l’OTAN, alliance défensive, ne menacent la Russie. Le récit sur les « perceptions » russes à cet égard est purement fabriqué à des fins de justification. Une Russie qui aurait abandonné le régime criminel d’Assad et œuvré effectivement à une transition démocratique aurait pu légitimement prétendre à une influence durable en Syrie.

Les objectifs de Poutine sont tout autres: opérer un renversement intégral des principes du monde libre –et les détruire. Son projet est moins de s’imposer comme puissance globale, comme l’envisage sans doute la Chine, que de mettre sens dessus dessous l’ordre mondial fondé sur des règles. Il existe un continuum entre ses entreprises de nature militaire, ses visées idéologiques, entre son interférence dans les élections à l’Ouest qui favorisent les partis illibéraux et les crimes qu’elle commet en Syrie et en Ukraine. Profitant de l’irrésolution et de la pusillanimité de l’Occident, elle le délégitime: d’un côté, elle donne corps au mépris qu’elle lui voue, d’un autre côté, elle montre qu’il peut exister un autre ordre qui est celui du désordre permanent des valeurs et des principes de droit. En ne se dissimulant plus –au-delà de dénis manifestement non crédibles, ni sur l’invasion d’un pays voisin et l’annexion d’une partie de son territoire, ni sur les crimes de guerre qu’elle commet en Syrie, ni même sur ses soutiens à des partis extrémistes, elle entend accréditer la thèse d’une disparition de l’ordre ancien au bénéfice de la force brute. Sa propagande révisionniste, son jeu trouble avec l’antisémitisme et son effort pour saper la distinction entre le vrai et le faux, trouvent un prolongement, au niveau mondial, dans ses tentatives de corruption du fonctionnement régulier du Conseil de sécurité des Nations unies par ses onze vetos, la non-application immédiate de la résolution de février 2018 sur la Syrie qu’elle avait fait mine de porter et son obstruction à toute enquête sur ses crimes et ceux de ses alliés, du vol MH17 jusqu’aux crimes contre l’humanité du régime Assad. Parce qu’elle vise le système mondial, ses lois, ses organisations dans leur entièreté, et le fonctionnement démocratique des Etats eux-mêmes, il faut donc qualifier cette menace de systémique, par ses intentions comme par ses effets.

La faillite stratégique de l’Ouest

Devant cette menace concrète, immédiate et croissante, la réponse de l’Ouest a été au mieux faible, au pire couarde. Cela a commencé avec la guerre en Tchétchénie, où rares ont été ceux qui ont perçu ce qu’elle pouvait annoncer, s’est poursuivi avec la Géorgie qu’on a laissé dépecer d’une partie de son territoire, jusqu’à la Syrie. L’absence de réaction sérieuse après les massacres de Homs (2012) et le non-respect des lignes rouges après les massacres à l’arme chimique de la Ghouta (2013) –sur lequel la responsabilité d’Obama est historique‑ par le régime Assad ont convaincu Poutine qu’il pouvait sans craindre de représailles sérieuses envahir le Donbass et annexer la Crimée. Il ne s’est pas trompé. Cela l’a conforté dans l’idée qu’il pouvait, en septembre 2015, envoyer ses troupes en Syrie et, après avoir trompé l’Occident en 2013, lequel s’est laissé faire, en se posant comme le garant d’un désarmement chimique du régime de Damas, il a pu continuer avec un cynisme payant, depuis l’annonce, tout aussi peu crédible, d’un retrait des troupes russes, jusqu’aux zones de désescalade et les multiples trêves annoncées, et de manière prévisible et prévue, non respectées. Tout se passe comme si l’Ouest avait pris un malin plaisir à se laisser tromper.

Sans doute en Ukraine les sanctions de l’Union européenne liées à la non-application des accords de Minsk ont-elles tenu bon –et c’est presque un miracle, mais les violations constantes des cessez-le-feu n’ont pas été accompagnées de leur durcissement ni d’actions concrètes. Beaucoup ont continué à présenter à l’Ouest les responsabilités comme partagées entre Kiev et Moscou alors que cette dernière est responsable de cette non-application. Ce discours d’équivalence entre l’agresseur et l’agressé a conforté la Russie dans le relativisme qu’elle entend propager.

Les occidentaux ont, pour la plupart, refusé de désigner la Russie comme un danger sinon par des périphrases contournées, donnant l’impression qu’il y avait encore quelque chose à attendre de la Russie. Autant ils ont parlé des crimes de guerre du régime d’Assad, autant ils ont été plus retenus dans l’imputation de tels crimes à Moscou. Même François Hollande, pourtant peu suspect de complaisance envers le Kremlin, avait-il déclaré, juste avant l’ouverture du sommet de l’OTAN à Varsovie le 8 juillet 2016, que « la Russie n'(était) pas une menace, pas un adversaire« , mais un « partenaire« . On voit encore aujourd’hui certains parler de l’importance de la relation franco-russe comme si celle-ci était indépendante des actes du régime russe. La vision romantique des relations internationales rejoint sa conception la plus cynique: en refusant tout réalisme, dont la première caractéristique repose sur une évaluation correcte de la menace, elles laissent libre cours à une offensive du régime à laquelle on n’oppose aucun cran d’arrêt.

Notre faillite morale en Syrie apparaît dès lors comme une faillite stratégique. On a laissé jusqu’à présent la Russie s’imposer et dicter son ordre du jour au Moyen-Orient comme en Ukraine et décrédibiliser, avec des conséquences mondiales de long terme, la capacité de dissuasion des démocraties et sa résolution à défendre ses valeurs. Il n’y a plus de réponse diplomatique à la guerre en Syrie et sans doute plus non plus en Ukraine, en tout cas sans une volonté crédible derrière accompagnée des moyens de la puissance. Il est plus que temps d’en tenir compte dans notre action.

Une réponse à la hauteur de la menace

Devant cette situation, toute forme de compromis, d’apaisement et de séparation des sujets dans notre relation avec la Russie constituerait une faute. Nous devons cesser de tenir un discours ambigu qui laisserait penser qu’il y aurait quelque chose à négocier avec la Russie et qu’elle pourrait, sur certains sujets, y compris la lutte contre le terrorisme, être notre alliée. Toute faiblesse devant une dictature aux visées destructives ne conduit qu’à renforcer l’adversaire. Un propos trop timide compromet la prise de conscience de l’opinion: il faut non seulement appeler un chat un chat, mais renoncer à la disjonction entre les mots et les actes.

Premièrement, toute tentative de disjoindre le domaine économique du politique présente des risques graves. L’idée qu’on pourrait conclure des accords économiques avec la Russie tout en conservant une attitude ferme sur le plan diplomatique est une illusion: de tels accords renforceraient la position du Kremlin sur la scène internationale et laisseraient accréditer l’idée que les crimes commis sont de peu de poids devant des intérêts économiques, eux-mêmes d’ailleurs très contestables. C’est pour cette raison qu’il faut non seulement maintenir les deux régimes de sanctions envers la Russie, ceux liés à la non-application des accords de Minsk dont elle est totalement responsable, et ceux qui répondent à l’annexion de la Crimée. On devrait s’acheminer rapidement vers des « lois Magnitski » édictées par tous les pays de l’Union. Au Royaume-Uni aussi, la tolérance envers un argent russe souvent trouble ne semble pas avoir complètement disparu. Quant aux sanctions votées par le Congrès américain, on peut critiquer leur caractère extraterritorial –et il ne faut pas être naïf sur le caractère expansionniste de certaines régulations américaines, mais elles sont aussi justifiées: plutôt que de les refuser par principe, l’Union européenne devrait en discuter clairement avec les Etats-Unis. Enfin, l’Union européenne doit refuser la perspective de la création du gazoduc Nord Stream 2 qui constitue une menace pour sa sécurité énergétique, et être plus vigilante à l’endroit des entreprises qui concluent des alliances avec des partenaires russes, en particulier lorsque celles-ci peuvent conduire à la fabrication de matériel militaire utilisé contre l’Ukraine ou ailleurs. Pour la France en particulier, notre présence officielle au Forum économique de Saint-Pétersbourg de mai 2018 est pour le moins inopportune: elle sera immédiatement exploitée par la propagande russe qui y trouvera un moyen d’enfoncer un coin entre les Alliés.

Ensuite, l’idée qu’il y aurait des domaines de convergence avec la Russie conduit à une atténuation de la vigilance quant à ses crimes. Elle est surtout fausse: en quoi avons-nous les mêmes ennemis que la Russie? Lorsque celle-ci soutient le régime Assad qui a toujours fait preuve –pour le moins– de mansuétude envers l’Etat islamique, combat-elle le terrorisme? Lorsqu’elle arme à nouveau les Talibans afghans, contribue-t-elle à en éradiquer la menace? Sans doute est-il possible de poursuivre certains échanges de renseignement –la CIA a ainsi alerté la Russie sur des menaces terroristes sur son sol, mais le discours qui prétendrait faire droit à des convergences est faux.

Enfin, nous ne parviendrons pas à prendre en compte cette menace systémique de la Russie sans lui opposer un contre-récit beaucoup plus explicite sur le propos du régime russe. On débat beaucoup pour savoir s’il existe véritablement une stratégie russe ou si celle-ci est « rationnelle », ou encore si la Russie a une politique cohérente et potentiellement durable en Syrie ou au Moyen-Orient. On évoque ainsi régulièrement le bourbier dans lequel elle se serait enlisée. Dans le contexte actuel, ces questions intéressantes sont dépassées au regard de sa stratégie globale. Le sont plus encore les propos récurrents qui, en Syrie, consistent à demander à Moscou de faire pression sur le régime de Damas comme si l’on pouvait faire confiance à la Russie et comme si la ménager pouvait avoir la moindre portée. La question même du soutien de la Russie à Assad sur le moyen terme n’a guère de portée. Scruter les intentions peut conduire à s’aveugler sur les faits et à ne pas percevoir l’image globale. Dès lors, quel que soit le soutien que nous devons, sur le principe, apporter à l’ONU, toute solution crédible ne sera apportée qu’en dehors par des actions militaires ciblées qui permettent la création d’une zone de non-survol, demandée depuis des années, et l’intervention des organisations humanitaires. Chaque jour d’hésitation se solde par des dizaines de victimes qui s’ajoutent aux 500.000 qu’a déjà faites le conflit. De fait, aujourd’hui, non seulement les lignes rouges doivent être appliquées, mais elles doivent être déplacées en amont si l’on entend reconquérir notre crédibilité stratégique. Le concept lui-même est d’ailleurs sans doute devenu inopérant dans cette perspective.

De même, autant il est nécessaire de s’en tenir au cadre des accords de Minsk pour l’Ukraine, base juridique d’un des régimes de sanctions de l’Union européenne, autant ceux-ci ne seront maintenus en vie que par l’appui d’une force militaire capable de contrôler la frontière orientale de l’Ukraine, de permettre des élections libres dans le Donbass et de désarmer les forces dites « séparatistes ». Quels que soient nos doutes sur le président américain, sur tous ces sujets nous devons parvenir à une position commune avec les Etats-Unis et, autant qu’il est possible, à des actions coordonnées. Toute division serait une brèche dans laquelle Poutine s’engouffrerait.

Compte tenu du désordre mondial des règles et des esprits que la Russie a créé et de ses offensives meurtrières, il est temps de trouver les mots justes pour désigner l’adversaire et d’agir en conséquence sans laisser place à l’ambiguïté. Le boycott de la coupe du monde de football qui doit se tenir en Russie cette année est une première et nécessaire étape: pourrait-on imaginer que les clameurs des supporters étouffent le cri des victimes? Au-delà de l’indécence, cela serait une autre victoire stratégique pour le régime russe qui renforcerait son objectif final: commettre des crimes en toute impunité et en faire la nouvelle loi du monde.

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Par Nicolas TenzerPrésident du Centre d’étude et de réflexion pour l’action politique, professeur à Sciences Po