Les actualités dans la rubrique «Contexte» ne sont pas des fakes. Nous les publions pour vous informer des événements de la guerre d’information entre l’Ukraine et la Russie.

Cécile Vaissié, spécialiste en siences politiques et professeur des universités en études russes, soviétiques et postsoviétiques, a consacré plusieurs ouvrages aux analyses des mécanismes de la propagande. Dans son interview au journal Tyzhden elle décrit l’activité du lobby pro-Moscou, reflechit sur les moyens pour le contrer et parle de son nouveau livre «Les Réseaux du Kremlin en France».

Cécile Vaissié
Cécile Vaissié

Votre livre sur les réseaux de Kremlin en France analyse le comportement de 3 groupes des gens: le Conseil de coordination des compatriotes, l’Institut de la démocratie et de coopération et le Dialogue franco-russe. Semble-t-il, aujourd’hui le Dialogue et surtout son co-directeur français Mariani est le plus efficace. Il y a quelques jours il a réussi a faire vote dans l’Assemblée Nationale une recommandation sur la levée de sanction contre la Russie. Comment vous expliquez que la mobilisation de ceux qui pense que le moment pour lever les sanctions n’est pas venu, était tellement faible?

– Ce vote à l’Assemblée nationale, comme celui qui va avoir lieu au Sénat dans quelques jours, n’a aucun poids : les sanctions ont été prises par l’Union européenne, et quelques dizaines de députés français ne peuvent qu’exprimer un avis. Les raisons pour lesquels les pro-sanctions ne se sont pas mobilisés peuvent être multiples: parce qu’ils savaient que ce vote n’avait aucune importance, parce qu’ils avaient mieux à faire, parce qu’il n’est jamais agréable de sanctionner un Etat… En fait, ce vote est surtout intéressant parce qu’il met en évidence, une fois de plus, l’activité de lobbyiste pro-Kremlin de Monsieur Mariani – qui a été élu pour défendre, non pas le Kremlin, mais les Français de l’étranger. De la même façon, le vote qui va avoir lieu au Sénat est organisé, pour l’essentiel, par le sénateur Yves Pozzo di Borgo qui accompagnait Monsieur Mariani lors de la visite en Crimée, en juillet 2015 et qui est membre du Bureau du Dialogue franco-russe. Défendre le Kremlin et tenter d’impliquer dans cette défense des personnalités politiques de bords différents sont donc deux occupations auxquelles Messieurs Mariani et Pozzo di Borgo consacrent un temps non négligeable. On ne peut que s’interroger sur les raisons de cette implication, alors que la France a son lot de problèmes à régler.

Ceci dit, pour en revenir à votre question, je ne sous-estime pas l’action de l’Institut de la démocratie et de coopération, qui, sous la direction de Natalia Narotchnitskaïa, mène depuis des années des opérations de séduction vers différents segments des droites françaises et des catholiques traditionnalistes, ni celle du Conseil de coordination des compatriotes celui-ci et, plus généralement le Forum des Russes de France, essaient d’agglomérer autour de l’ambassade de Russie ces milliers de Français qui ont des origines russes et de les transformer ainsi en vecteurs de communication de l’Etat russe. Ces trois institutions se complètent.

Président Hollande durant son séjour au pouvoir faisait plutôt preuve de ne pas se laisser manipuler par Kremlin.Comment vous expliquez que Poutine est invité pour visité Paris en octobre? Aucune autre grande capitale occidentale ne l’invite plus depuis le début de la guerre à l’Est de l’Ukraine… C’est un effet du lobbyisme fait par ceux milieux que vous décrivez dans votre livre ou quelque chose d’autre? 

– Officiellement, Vladimir Poutine va venir inaugurer la cathédrale du Quai Branly, ce qui pose plutôt la question de la séparation de l’Etat et de l’Eglise en Russie, une séparation proclamée dans l’article 14 de la Constitution russe. En soi, ce n’est pas mauvais que Monsieur Poutine se rende à Paris je crois que l’équipe du Président Hollande tente de maintenir un dialogue avec le président russe, dans l’espoir de faire évoluer des situations bloquées, notamment en Ukraine.

Malgré le désapprobation de MAE français, Mariani prépare le nouveau visite de députés et sénateurs français en Crimée via Moscou. Les sondages que vous citez disent que 85 %  de français ont une mauvaise opinion de régime de Poutine. Cela donne l’impression que pas seulement le gouvernement, mais aussi la société civile aux valeurs démocratiques sont complètement impuissant devant tel comportement. Et en même temps les élus peuvent mépriser l’opinion et rester élus quand même? Est-ce qu’ils existent, à votre avis, les remèdes politiques contre ça?

– Encore une fois, ce comportement est riche d’enseignements sur les priorités et les pratiques politiques de Monsieur Mariani qui, effectivement, n’hésite pas à agir en rupture avec les souhaits exprimés par le MAE, par la présidence de l’Assemblée nationale dont il fait partie, et par l’Union européenne dont la France est membre. C’est aussi ce que, dans mon livre, j’appelle la « gopnik culture » : désobéir de façon aussi insolente aux règles collectives, voire à celles de bienséance ne me semble pas relever des traditions françaises. En leur temps, les électeurs auront un moyen de s’exprimer sur ce comportement : les élections. Il faut juste être patient. En outre, il semble que Monsieur Mariani soit aussi en train de provoquer une division (une de plus !) au sein de son propre camp : des hommes politiques de droite – Alain Juppé, pour ne citer que lui – ne comprennent pas cette importance accordée aux questions russes, ni cette adhésion affichée au discours et aux actions de Monsieur Poutine.

Vous parlez de l’aveuglement, de la fascination qui existe chez une partie des intellectuels français vis-à-vis de la Russie. Est-ce que leur désillusion est possible et en quelle condition?

– La Russie fascine les Français depuis toujours, et cela d’autant plus qu’ils la connaissent mal: un peu par sa littérature, beaucoup par des images d’une nature magnifique et d’églises dorées. Il serait très souhaitable que la Russie soit mieux connue : que sa langue, sa cuisine et son théâtre le soient, mais aussi les pratiques de ses hommes d’affaires et la nature de son régime politique. En effet, la Russie ne doit pas être confondue avec son régime politique actuel, de même que l’Ukraine ne pouvait être réduite aux autorités soviétiques, ni, plus tard, au régime de Ianoukovitch. Dès lors, la fascination que certains Français ont pour Vladimir Poutine pose question et renvoie aussi à des non-dits et des tentations françaises qui ont été sources de graves problèmes dans le passé. Néanmoins, cette fascination n’est pas très répandue chez les intellectuels français, surtout si on la compare à celle qu’ils ont éprouvée, en leur temps, pour le pouvoir soviétique… Peut-être est-ce d’ailleurs aussi parce que tant d’intellectuels français ont jadis tant soutenu l’URSS et fermé ainsi les yeux sur les crimes soviétiques qu’ils se méfient aujourd’hui de la Russie. Dans tous les cas, il faut dire, expliquer, remplacer les fantasmes par des faits, multiplier les informations objectives pour permettre aux Français, intellectuels ou pas, de cerner un pays et un régime réels, et non imaginés.

Le livre démontre les mécanismes de propagande et de manipulation dont font usage les média francophones subventionnés par le pouvoir russe. Qu’est-ce qu’il faut faire pour limiter les effets de cette désinformation adressée aux Français? 

– Là encore, il faut informer et avancer des faits : surtout pas de la propagande, jamais de mensonges, mais des données concrètes vérifiées. Aux Français séduits par le discours du Kremlin sur sa soi-disant défense de la famille et des valeurs chrétiennes, il faut procurer des statistiques comparées sur le nombre d’enfants par familles, sur celui des enfants naissant dans des familles monoparentales, sur l’aide apportée par l’Etat aux familles nombreuses. Ils comprennent très vite que, contrairement aux discours, la France défend bien plus efficacement l’institution familiale, les enfants et leurs parents, que ne le fait la Russie.  En règle générale, il est bon de rappeler les niveaux actuels des salaires en Russie, ainsi que le nombre de Russes vivant sans eau courante, sans eau chaude ni gaz (respectivement, 30,6, 49,6 et 46,7 millions de personnes, comme vient de le rappeler Ivan Tchoumakov, expert en politique économique et investissements). Ces chiffres ne peuvent faire plaisir à personne: ils démontrent l’abandon dans lequel les autorités russes laissent une large partie de leur population depuis des décennies. Certains sites ukrainiens sur le modèle «StopFake» sont aussi très efficaces. Il faut faire ce qu’a récemment fait Le Petit Journal : prendre une émission, comme eux l’ont fait, un texte, une phrase, un élément de discours, et démontrer très concrètement ce qui y est sciemment mensonger.

Par ailleurs, le Kremlin se sert de la moindre faiblesse occidentale et utilise à son profit la moindre dissension. Les conflits au sein de la société française, comme les doutes à l’égard de l’Union européenne, sont instrumentalisés et approfondis par le Kremlin – et il suffisait de regarder prorussia.tv, une chaîne financée par l’ambassade de Russie et réalisée par des membres du Parti de la France, anciens du FN, pour s’en convaincre. Sans taire les problèmes, il faut se méfier de tout ce qui divise les Européens et, donc, les affaiblit.

Quel est le potentiel de la classe politique et de l’opinion français qui s’oppose aux réseaux pro-kremlin ?

– Je ne poserai pas la question ainsi, sans doute parce que je suis convaincue que, d’ici quelques années, on parlera ouvertement des tentatives faites par la Russie poutinienne pour influencer les opinions publiques, les politiciens et les hommes d’affaires occidentaux, de la même façon que l’on a abondamment écrit sur les démarches soviétiques faites en ce sens. Et des précisions intéressantes sortiront des archives, comme cela a été le cas en 1991-1992.

La question est autre, à mon sens, et double. D’une part, que va devenir la Russie qui s’enfonce dans une crise économique terrible et dans un isolement diplomatique, cultivé par ses dirigeants ? D’autre part, l’Ukraine saura-t-elle régler ses problèmes de corruption et de gouvernance, pour proposer un modèle positif aux sociétés ex-soviétiques, à commencer par la société russe? La réussite de l’Ukraine serait le meilleur atout pour faire face aux réseaux pro-Kremlin!

Cécile Vaissié est professeur des universités en études russes, soviétiques et postsoviétiques. Elle est diplômée en russe de l’INALCO (Institut des langues orientales). Elle a soutenu une thèse de doctorat à l’Institut d’études politiques de Paris sur les dissidents de Russie. Elle vit à Paris et enseigne à l’université de Rennes où elle dirige le département d’études russes. Depuis 1989, elle se rend très régulièrement en Russie. Elle est auteur des livres : «Les Réseaux du Kremlin en France», «Pour votre liberté et pour la nôtre. Le combat des dissidents de Russie», «Le russe d’aujourd’hui à travers la presse», «Les ingénieurs de  l’âme», «La fabrique de l’homme nouveau après Staline», «La révolution mise en scène», «Russie: une femme en dissidence».

Par: Alla Lazareva

Source: Tyzhden

Illustration: Tyzhden.ua