La victoire d’une chanteuse Tatare de Crimée au concours de l’Eurovision, samedi 14 mai, met à mal le discours de la Russie qui présente la Crimée comme une terre historiquement russe. C’est en ça que Djamala dérange. Au moment où quelques élus français bataillent pour la levée des sanctions contre la Russie, souvenons-nous des Tatars.

Une Tatare de Crimée, Djamala, a donc remporté le concours de l’Eurovision sous le drapeau de l’Ukraine. Ce faisant, elle a porté un triple message. Elle a mis à mal le discours de la Russie qui ne cesse de répéter que la Crimée est historiquement une terre russe.

Non : 200 millions de téléspectateurs ont pu le voir. La Crimée est avant tout une terre peuplée depuis toujours par les Tatars. C’est là que fut établi en 1 441 le Khanat de Crimée, avec sa capitale, Bakhtchissaraï. Mais depuis 250 ans, le moment où les Russes ont débarqué en Crimée, il est le lieu d’une confrontation, souvent dramatique, entre les militaires russes et la population Tatare.

La conquête de la Crimée par l’empire russe, à la fin du 18e siècle, s’est faite d’abord au détriment des Tatars. Cela s’est reproduit en 1944, lorsque Staline a organisé la déportation collective de ce peuple, une décision sur laquelle l’Union soviétique n’est pas revenue, malgré la déstalinisation. Et cela se reproduit aujourd’hui, alors que les Tatars sont les premiers à souffrir de l’annexion.

C’est ce récit historique, celui d’une longue souffrance des Tatars, qui se trouve inscrit en filigrane dans la chanson de Djamala. Et c’est ce récit qui se révèle extrêmement embarrassant pour la Russie. Elle ne s’y est d’ailleurs pas trompée. La délégation russe a tenté de faire interdire Djamala de participation à l’Eurovision, soulignant que sa chanson est «politique», ce qui est interdit par le concours. Cela n’a pas marché. Et on connaît la suite.

Djamala a reçu la note maximum, les fameux «12 points», attribuée par les Jurys de Pologne, San-Marin, Lettonie, Géorgie, Moldavie, Israël, Serbie, Bosnie-Herzégovine, Slovénie, Macédoine, Danemark. Elle a aussi reçu la note maximum, lors du vote du public, en Pologne, San-Marin, Italie, Hongrie, République Tchèque, Finlande… Tout cela dessine un vaste élan, en Europe, qui a exprimé une solidarité avec l’Ukraine en général et les Tatars de Crimée en particulier. C’est le deuxième message que véhicule cette victoire.

Au moment où l’Union européenne s’apprête à renouveler ses sanctions contre la Russie, il serait bon de l’entendre. Quelques députés, en France, tentent en effet aujourd’hui de mener campagne pour une levée des sanctions. La décision doit intervenir au niveau européen d’ici juillet prochain. Ces sanctions ont été adoptées par l’Union européenne car la Russie a annexé la Crimée, au mépris du droit international. Et de ce point de vue, rien n’a changé. Au contraîre, de nombreux leaders Tatars sont arrêtés. La chaîne de télévision Tatare a été interdite, leur assemblée également.

Lever les sanctions, quelques semaines après la victoire de Jamala, ce serait une façon de faire passer nos petits calculs cyniques avant les valeurs qui sont communes à tous les participants de l’Eurovision. Ce serait aller contre cet élan de solidarité qui s’est exprimé à Stokholm et parmi les votants.

Parfois, les chansons font l’histoire, plus que les petits hommes verts armés, ceux qui sont venus installer l’ordre russe en Crimée en mars 2014. C’est le troisième message porté par la victoire de la chanteuse Tatare.

Recevant son prix, émue, elle a lancé au public quelques phrases où il était question de «paix», d’«Europe», et d’avenir… Des mots qui retrouvaient ici tout leur sens, après le sinistre discours de Vladimir Poutine du 18 mars 2014, avalisant l’annexion de la Crimée, et où il était question de revanchisme, de la «gloire» de l’armée russe et de la protection des populations russophones.

Djamala y a répondu par de la musique et une démonstration de tolérance, puisqu’elle chante en anglais et en Tatare pour l’Ukraine. On peut faire un parallèle. En ces temps où l’on prépare une autre compétition européenne, de football celle-là, le joueur Matthias Sindelar fait aujourd’hui l’objet d’un hommage de l’écrivain Olivier Guez. On redécouvre cet attaquant autrichien qui fut exceptionnel. Il s’est fait connaître par sa vivacité, mais surtout pour avoir marqué contre l’Allemagne le jour où devait être célébré l’Anschluss, l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie le 12 mars 1938.

Par la suite, il a toujours refusé de porter le maillot du IIIe Reich. La victoire de Djamala est comme un lointain écho du but de Sindelar.

Par Renaud Rebardy, journaliste,

Source: Comité Ukraine. Libération

Illustration:  Jonathan Nackstrand / AFP