Nicolas Tenzer, Président du Centre d’étude et de réflexion pour l’action politique, professeur à Sciences Po

Cette tribune a été initialement publiée dans le HuffPost France

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« En participant à la Coupe du Monde, nous blanchissons les crimes de Poutine »

Ainsi donc, le boycott de la Coupe du Monde en Russie n’aura pas lieu. Nous y avons appelé, souhaitant un boycott total qui aurait été l’occasion pour les dirigeants des démocraties d’expliquer à leurs opinions les crimes commis par le régime de Poutine. Beaucoup ne l’ont pas assez fait, prenant le risque d’accréditer l’idée que la Russie actuelle est une puissance comme une autre.

Certains, sur la Coupe du Monde, ont opéré une comparaison avec les Jeux Olympiques de Berlin d’août 1936. Comparaison n’est certes pas raison et les références au régime nazi sont sujettes à caution. Déjà alors, diverses organisations avaient appelé au boycott tandis que les Etats-Unis n’avaient pas mis leur menace à exécution.

En août 1936, la persécution des juifs avait déjà commencé, sans atteindre certes la dimension qu’elle eut par la suite. Le régime était déjà totalitaire et avait supprimé toutes les libertés. Les lois raciales de Nuremberg (15 septembre 1935) avaient été édictées. Les premiers camps de concentration, Dachau, Sachsenhausen, Buchenwald et Lichtenburg avaient été ouverts, principalement destinés aux détenus politiques allemands. La remilitarisation de la Rhénanie avait eu lieu le 7 mars 1936. Mais ni les bombardements de l’aviation nazie sur Guernica (mars 1937), ni l’Anschluss (mars 1938), ni la Nuit de Cristal (novembre 1938), ni l’annexion des Sudètes (septembre 1938) et l’invasion de la Tchécoslovaquie (mars 1939) ne s’étaient encore produits –ni la guerre, ni la Solution finale.

En juin 2018, le régime russe a déjà annexé la Crimée, où sévit une répression brutale notamment contre la minorité Tatar, et envahi une partie de l’Ukraine dans une guerre faisant plus de 10.000 morts et 2 millions de déplacés à 3 heures de Paris. Elle détient en otage environ 70 prisonniers politiques ukrainiens. Ce régime a commis des crimes de guerre documentés en Syrie et ceux-ci ont continué en ce début du mois de juin. Dès 2008, elle a annexé deux régions de la Géorgie. Ne parlons pas de l’assassinat de dissidents, journalistes d’investigation, défenseurs des droits et personnes homosexuelles en Russie même, ni du meurtre des 298 passagers du vol MH17 abattu par un missile russe tiré par une unité de l’armée russe. Nous en connaissions moins en 1936 sur Hitler que nous n’en savons aujourd’hui sur Poutine. Rares étaient ceux qui, en 1936, alertaient sur une guerre pourtant inéluctable. Quant au mal absolu que fut la Shoah, il était littéralement inconcevable. Arrêtons-là la comparaison.

Imaginer dans ces conditions que des dirigeants démocratiques puissent assister aux cérémonies d’ouverture de la Coupe du Monde ou à certains matchs, admirer les feux d’artifice et trinquer au champagne avec un dirigeant responsable de massacres massifs, de milliers de morts, y compris femmes et enfants, dépasse le sens commun et, pour tout dire, la décence. Certains parlent alors de Realpolitik. Il faut sans doute vivre dans un univers parallèle, ne rien voir, ne rien entendre, ne rien lire, pour espérer obtenir du Kremlin quelque avancée en matière de sécurité et de droit. Ce n’est pas du réalisme, mais le signe d’une incompréhension stratégique en même temps qu’une injure au droit international que nous cherchons à défendre par ailleurs. C’est ne pas saisir la manière dont la propagande du Kremlin va utiliser ces jeux et, plus encore, la présence de dirigeants occidentaux. Elle fera à coup sûr valoir que le régime est respectable et que ses crimes ne sont pas assez graves ou, pire encore, assez importants aux yeux de ceux-ci pour qu’une participation ne soit pas pour eux inenvisageable.

Au-delà de la Russie et de la Coupe, cette mise de côté du crime soulève des questions qui touchent à la nature de nos démocraties et à l’esprit public de nos sociétés. Certains affirmeront que la mise de côté ne signifie ni oubli ni refus de la justice. Mais comment ne pas voir, dans l’affirmation implicite qu’un jeu est d’un poids plus grand que le crime, une forme de relégation du meurtre d’Etat dans les catégories secondaires du politique? La conscience historique et politique d’une société se structure au moyen de hiérarchies de principes et de valeurs. Elle se construit sur la base de repères symboliques produits par ceux qui incarnent d’une certaine façon la nation. Elle se bâtit par la conscience progressive des limites et des absolus. Quand le crime est relativisé, il tombe dans l’insignifiance, produisant l’indifférence et la superficialité des engagements publics.

Quand une société voit se détruire la conscience des crimes et lorsqu’elle peut vaquer à ses occupations comme si de rien n’était, sans s’arrêter un moment pour seulement penser ce qui doit l’atteindre au plus profond d’elle-même, elle s’abstrait du monde et de l’histoire. Plus encore que les crimes, leur inconséquence en termes d’action finit par détruire la pensée elle-même. Le crime n’est plus balancé par le châtiment et l’on se réfugie dans le cirque quand les barbares sont aux portes de Rome. Le couvercle étant posé sur le crime, c’est la menace aussi dont on propage l’oubli et dont le crime était le signe. La décence est un concept moral, celui dont nulle société et nul dirigeant ne peuvent s’abstraire sans saper la confiance entre les citoyens et le contrat dont le représentant de tous est dépositaire. C’est également un concept politique. Sans décence, il n’est plus d’interdit. Dès lors, il n’est plus de loi incoercible ni au niveau national ni sur le plan international.

Revenons au régime russe. Ce qu’entend accomplir Poutine –en ce sens nous avions qualifié la Russie actuelle de menace systémique– consiste à détruire les principes mêmes de l’ordre international et notamment la valeur que nous accordons aux règles de droit, notamment droits de l’homme et droit humanitaire. Il demande une forme d’impunité pour ses crimes afin de montrer qu’ils sont sans conséquence et que les droits sont habités d’un relativisme absolu dans leur application et, partant, dans leur valeur. Pour cette raison, il attaque les principes mêmes de la démocratie libérale avec l’intention propre à tout régime autoritaire: détruire l’individu singulier doté de la faculté de penser et éradiquer cette pensée même, singulière, qui porte la conscience du crime. Les récits portés par la Russie sur l’humiliation et la « nécessaire compréhension » ne sont que les habits usés de sa propre légitimation afin d’affaiblir notre résolution et notre compréhension. L’invocation d’intérêts et l’insistance du régime sur sa stratégie territoriale ne sont qu’une manière d’occulter la nature idéologique de son combat.

En assistant à sa Coupe du Monde, on le conforte dans son projet de destruction tout en blanchissant ses crimes. Avec la fin de notre décence, on signe un acte de capitulation stratégique.

Par Nicolas Tenzer

Cette tribune a été initialement publiée dans le HuffPost France