Le nouvel ouvrage de la journaliste et historienne Galia Ackerman, «Le Régiment immortel. La guerre sacrée de Poutine» (1), dresse un portrait glaçant d’une Russie militarisée. Le régime utilise la commémoration d’une des plus grandes tragédies du XXe siècle, la Seconde Guerre Mondiale, comme une arme de propagande redoutable.

Illustration: Comité Ukraine

Par Anna Jaillard Chesanovska

Qu’est-ce que ce «Régiment immortel» qui défile dans les rues de Moscou, tous les ans, le 9 mai ? Selon l’auteure, il s’agit de la pointe de l’iceberg de la nouvelle idée nationale russe. «Depuis quelques années, le point d’orgue des célébrations de la Grande Victoire n’est plus le défilé militaire, mais un cortège civil qui porte le nom de «Régiment Immortel» […] on voit d’immenses avenues noires de monde. De loin, on dirait une procession religieuse. Mais à la place des icônes, les gens portent des photos agrandies de leurs ancêtres – parents, grands-parents, arrière-grands-parents – qui ont pris part à la Seconde Guerre mondiale et y ont souvent perdu la vie. Quels qu’ils fussent – soldats et officiers, partisans, maquisards, travailleurs de l’arrière-front, prisonniers des camps, habitants de Leningrad sous blocus, orphelins de guerre – ils sont célébrés, ce jour-là, par leurs descendants », écrit Galia Ackerman.

Lorsque dans la première moitié des années 2000 ce type de défilé a vu le jour, il s’agissait alors d’une idée simple : permettre aux familles de commémorer leurs proches. Toutefois, au fil des années, les célébrations sont devenues de plus en plus grandioses et instrumentalisées par le pouvoir.

« A l’époque soviétique, le pouvoir exigeait que chaque usine, administration ou université fournisse son contingent de manifestants pour les fêtes du 1 mai. Aujourd’hui, c’est le même modèle qui fonctionne : sinon, comment réunir plus d’un million de personnes à Moscou et une dizaine de millions à travers la Russie?», estime l’auteure. « Il n’est même pas sûr qu’il s’agisse systématiquement de vraies photos des ancêtres ». Ainsi, cette année à Sébastopol, deux organisations concurrentes qui préparaient le défilé du Régiment Immortel sont entrées en conflit après que l’une d’elles a fait irruption dans les bureaux de l’autre pour voler 500 portraits de « vétérans » prévus pour le défilé.

Désormais, les marches ne se déroulent pas seulement en Russie mais partout dans le monde où des communautés russes sont présentes. Notamment en France, où douze villes y participent. En revanche, le message véhiculé par le Régiment immortel n’est pas le même à l’étranger qu’en Russie. Dans le monde, cette manifestation se positionne comme un mouvement pour la paix, pour que la tragédie de la seconde guerre mondiale « ne se répète plus jamais ».

En Russie, le message est tout autre. « Après avoir étudié le phénomène du Régiment immortel pendant quelques années, raconte Galia Ackerman, je constate que la glorification de la Deuxième Guerre mondiale, l’appropriation par les vivants d’aujourd’hui de la victoire vieille maintenant de trois quarts du siècle, porte un message sans équivoque: Nous avons vaincu le plus grand mal du siècle et par conséquent nous sommes porteurs du plus grand Bien. Comme si le sang versé par les ancêtres avait sanctifié tout ce que la Russie peut faire aujourd’hui. La marche du Régiment immortel ne célèbre pas la réconciliation, mais représente un culte des héros morts, une sorte de mystère religieux qui symbolise un renouveau annuel où les morts fusionnent avec les vivants et leur donnent la force de vaincre, encore et encore, à l’instar de Jésus qui ressuscite tous les ans ou des Juifs qui sortent tous les ans de l’Egypte ».

Selon l’historienne, le Régiment immortel, c’est l’addition des morts et des vivants qui y participent. Ensemble, ils forment le « peuple invincible ». Et le passé sert le présent. Les leçons de la Seconde Guerre mondiale sont appliquées aux réalités d’aujourd’hui: l’annexion de la Crimée et la guerre dans le Donbass ukrainiens sont présentées, dans le discours officiel, comme une suite du combat des « héros » de la Grande guerre patriotique. Il s’agit toujours de terrasser le danger fasciste, qu’il vienne d’Allemagne, comme de l’Otan.

Ce discours va de pair avec la militarisation du pays car, comme le souligne Galia Ackerman, le pouvoir russe forge une nouvelle identité du peuple russe qui dispose du droit de régir le sort du monde: c’est une nation qui se prépare à la guerre.

Finalement, l’auteure nous ouvre les yeux sur ce qui se passe en Russie, et dont nous ne sommes pas véritablement conscients. La modernisation de l’armée, les tests grandeurs nature conduits en Syrie de nouveaux armements sophistiqués, les grandes manœuvres annuelles, ou encore la création de la Jeune armée où les enfants sont admis dès l’âge de 8 ans… Tout cela indique que la Russie de Poutine, convaincue de sa supériorité morale, aspire à de nouvelles conquêtes territoriales et se prépare au combat. Tel est le terrible message du livre passionnant de Galia Ackerman.

(1) Paru le 2 mai dernier aux éditions Premier Parallèle.

Par Anna Jaillard Chesanovska

Source: Comité Ukraine