Par Alla Lazareva

Une journaliste ukrainienne Anna Jaillard Chesanovska se retrouve obligée de défendre, devant un tribunal français, non seulement le droit à avoir un regard critique sur un travail auquel elle a participé, mais aussi la réputation des participants de la Révolution de la Dignité.

13000 euros pour avoir dit que les coupes faites dans le reportage transforment les propos des témoins dans un sens voulu d’avance. C’est sa condamnation dont elle a interjeté appel, comme M. Moreira. On dirait que Paul Moreira, journaliste français et l’auteur du film «Ukraine: les masques de la révolution», n’apprécie pas la critique. Le jugement du tribunal de Paris, à la suite de sa plainte contre Anna Jaillard Chesanovska, se décompose ainsi : 5000 euros de dommages et intérêts, la même somme pour la publication du jugement et 3000 euros pour le remboursement des frais de justice. Anna Chesanovska a traduit au moment du montage du film les interviews d’Ihor Mossiychouk, député du Parti Radical, ainsi que d’Andriy Biletsky, le fondateur du bataillon Azov.

« L’indemnité globale est très importante pour une personne physique», estime maitre Frédéric Gras, avocat d’Anna Jaillard. Même si M. Moreira voulait obtenir encore plus puisque la citation sollicitait trois fois plus pour l’indemnisation du préjudice moral. Il voulait 15000 euros et non 5000.

Paul Moreira a décidé de porter plainte uniquement contre Anna Jaillard Chesanovska. C’est un choix, alors que son reportage sur la révolution de Maidan, la tragédie d’Odessa et la guerre du Donbass a suscité une puissante vague de critiques de la part non seulement de spectateurs ukrainiens, mais aussi de journalistes, chercheurs, professeurs d’université, diplomates et activistes de la société civile en France. Il faut noter que ce reportage qui affirme que les groupes d’extrême droite auraient été la force motrice de la révolution de la Dignité et la base du pouvoir réel en Ukraine, a été critiqué dans des médias étiquetés à gauche. Le Monde, Libération, Le Nouvel Observateur, Médiapart… tous ces journaux ont diffusé des textes soulignant les défauts du film. Et ce n’est pas courant en France.

De plus, une lettre ouverte au réalisateur a été signée par 18 journalistes, tous familiers de l’Ukraine pour avoir travaillé sur place. Et c’est un phénomène encore moins répandu. Il est rare, en effet, que des journalistes français s’en prennent publiquement à un collègue. Le réflexe corporatif oblige plutôt à une assistance mutuelle, quelles que soient les divergences politiques. Le cas du documentaire de M. Moreira fait exception. Cependant, l’auteur du film «Ukraine: les masques de la révolution» a décidé de ne pas s’expliquer avec ces collègues sur le terrain juridique. Là, il s’est contenté d’user d’un droit de réponse. Pourquoi Anna Jaillard a-t-elle donc suscité autant d’animosité ?

Il est difficile de l’affirmer, mais on peut supposer que Paul Moreira a trouvé en la personne de sa traductrice ukrainienne un maillon faible, auquel il était plus facile de s’en prendre pour interdire toute critique de son œuvre, pas si neutre que ça. «Ce qui est plutôt rare, c’est qu’un journaliste-réalisateur poursuive sa traductrice pour diffamation, a expliqué à Tyzhden l’avocat d’Anna Jaillard, maitre Frédéric Gras. Par ailleurs, il convient de relever que les dommages-intérêts accordés, joints à la publication judiciaire et aux remboursement des frais de procédure du plaignant, atteignent 13 000 €. C’est une somme importante pour une traductrice qui était payée 136 € la journée. Ceci peut avoir un effet dissuasif en matière de liberté d’expression sur un sujet qui donne pourtant lieu à de vifs échanges. Or, la Cour européenne considère qu’un jugement de valeur n’a pas à être prouvé dès lors qu’il repose sur une base factuelle suffisante. En l’espèce, la base factuelle est qu’il y a bien eu une sélection d’image au montage et la critique faite sur ce montage est un jugement de valeur. Par ailleurs, la condamnation d’un particulier à 13 000  € constitue, ce que la Cour européenne qualifie de «chilling effect» (effet refroidissant)».

La journaliste ukrainienne écrit régulièrement pour «Golos Ukraini» et pour un blogue en français sur Le Huffington post. Son avocat insiste sur le fait que ce «chilling effect» ne va pas dans le sens des conclusions du Conseil européen sur l’Ukraine et les relations avec la Russie, en date du 19 mars 2015, qui proclamait : «les dirigeants de l’Union Européenne soulignent également la nécessité de contrer les campagnes de désinformation menées par la Russie au sujet du Conflit en Ukraine »

L’avocat explique : «Si le débat aboutit à des condamnations judiciaires de particuliers pour des montants représentant 10 fois le salaire mensuel de l’intéressée, il est peu probable que cela suscite des vocations. Or, la Cour Européenne n’admet que des sanctions proportionnées (CEDH, 19 avril 2011, Kasabova c. Bulgarie, § 71 ; de même : CEDH, 15 février 2005, Steel & Morris c. UK, ) qui ne doivent pas avoir un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression.»

Il est difficile de dire pourquoi le journaliste Paul Moreira, qui voit des fascistes partout, se met ainsi au service de la propagande russe. Dans l’ensemble, son film épouse sans nuance la vision russe de ces évènements. La guerre hybride est ainsi faite de surprises, jour après jour. Une des nouvelles armes à laquelle elle a recours, sans doute, c’est à la restriction de la liberté de critique d’une traductrice, au moyen du droit. Cela est fait en invoquant la liberté de travail d’un journaliste connu. Il y a plus d’un an, «Le Monde» a cependant publié un article intitulé «Sur Canal+, un documentaire diffuse la propagande du Kremlin contre l’Ukraine». Et Paul Moreira n’a pas contesté ce titre devant les tribunaux. Il n’a pas intenté une action en justice contre ses 18 collègues soulignant clairement «une série d’erreurs factuelles, d’informations non recoupées, mais aussi des raccourcis et de manipulations au montage».

Il est probable que le journaliste espère répondre à toutes les critiques en une seule fois, à l’aide d’une victoire judiciaire contre Anna Jaillard. Politiquement, cette victoire peut servir à valider ensuite la vision du Kremlin sur les évènements du Maïdan. Selon la version de M. Moreira, il ne s’agit pas d’une intervention militaire de Moscou, mais d’une rebellion contre «l’interdiction de la langue russe». La guerre hybride utilise déjà activement les grands médias occidentaux, parfois de façon sournoise, parfois explicitement. L’appel, dans l’affaire de la journaliste ukrainienne, deviendra donc un test de la capacité du pouvoir judiciaire à résister contre les pression de la propagande russe.

« Il est à noter qu’en l’espèce, ce n’est pas l’Etat qui a poursuivi Mme CHESANOVSKA, mais le réalisateur du documentaire qui s’est constitué partie civile, a souligné, dans l’interview pour Tyzhden, maitre Frédéric Gras. Ces poursuites ont donc été initiées par la partie civile qui a décidé de poursuivre les propos de sa traductrice alors même qu’elle ne poursuivait pas les journalistes qui émettaient des critiques similaires. La solution rendue dans ce jugement ne nous parait pas en adéquation avec les standards du Droit européen.»

La défense d’Anna Jaillard Chesanovska a demandé à M. Moreira de pouvoir disposer d’une version complète des rushs qui ont fait l’objet d’une traduction. Seule une expertise professionnelle des images originales, filmées en Ukraine, peut repondre aux questions soulevées par ceux qui ont critiqué ce film, et notament sur sa partialité possible qui semble se manifester à travers les coupes, et pas seulement dans les 2 interviews traduits par Anna. Mais pour que cela soit possible, il faudra d’abord que Paul Moreira démontre sa bonne foi en transmettant les rushs à la défense de la journaliste ukrainienne.

L’affaire judiciaire Jaillard contre Moreira mobilise non seulement ses collègues en Ukraine, mais en France aussi. Il se peut que cette affaire aboutisse à structurer la résistance à la propagande du Kremlin en France. Pour chaque action, il y a une réaction opposée, toujours. Jusqu’à présent, personne n’a supprimé les lois de la physique.

Par Alla Lazareva

Source: Tyzhden.ua

StopFake France propose une version traduite en français.

Illustration: photos de profils Facebook de Paul Moreira et Anna Jaillard Chesanovska