Une patrouille héliportée de l’armée lituanienne à la frontière avec la Russie (ici le 10 avril 2019). Wojtek Radwanski / AFP

Cindy Regnier, Université de Liège

En 2017, l’OTAN renforçait sa présence sur le flanc Est de son territoire avec l’opération « présence avancée rehaussée », qui consiste dans le déploiement de quatre bataillons multinationaux dans les pays baltes (Estonie, Lettonie et Lituanie) et en Pologne. La France, présente en Estonie avec 300 soldats, participe avec les autres États membres de l’OTAN à ce déploiement.

Depuis la fin de la Guerre froide, aucun déploiement de cette ampleur n’a eu lieu au sein de l’Alliance atlantique. Cette décision d’envoyer des troupes aux frontières de la Russie s’est faite en réponse à un sentiment d’insécurité au sein de ces pays. En effet, l’intervention russe en Ukraine motivée officiellement par la volonté de défendre les citoyens russophones et la politique du « fait accompli » qui en résulte ont augmenté ce sentiment d’insécurité au sein de ces trois pays frontaliers de la Russie, malgré leur appartenance à l’OTAN.

Nous nous proposons d’analyser et de questionner les différentes raisons qui sous-tendent ce déploiement de troupes.

L’alibi inquiétant de la protection des Russes à l’étranger

Le concept de protection des compatriotes russes à l’étranger est régulièrement invoqué par le Kremlin pour légitimer ses interventions extérieures. Ainsi, en 2008, le ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, pointait l’existence d’un «nettoyage ethnique» visant les russes en Géorgie, avant que l’armée de Moscou n’intervienne dans ce pays.

En 2014, les « little green men » » – des soldats sans signalement d’appartenance nationale – envahissaient la Crimée, territoire située en Ukraine majoritairement russophone, suivi bientôt par des soldats en uniforme de Moscou. L’annexion de ce territoire fut précédée d’un référendum organisé par la Russie et non reconnu par l’Occident.

Si la protection des populations russophones présentes dans les pays limitrophes de la Russie est évoquée par le Kremlin pour justifier ses actions, certains auteurs, considèrent plutôt que le rapprochement de l’OTAN avec ces pays et la possible adhésion de ceux-ci à l’Alliance atlantique ont poussé Moscou à intervenir militairement. De fait, ces dits pays sont devenus instables et, en tant que tel, « indigestes » pour l’Alliance.

Dans les pays baltes, et plus particulièrement en Estonie et en Lettonie, un quart de la population est d’origine ethnique russe. Cette forte présence russophone inquiète ces États qui craignent de devoir faire face à une intervention russe suivant les mêmes motifs.

Les politiques de désinformation et d’accusation de discrimination envers les russophones dans la Baltique sont déjà perçues comme les prémices d’une possible intervention. Cependant, les trois pays baltes, ainsi que la Pologne, sont déjà membres de l’Alliance et, de ce fait, les références aux cas ukrainien et géorgien doivent être relativisées.

La stratégie du fait accompli

Ce fort sentiment d’insécurité des pays baltes s’explique également par leur crainte de ne pas être soutenus par l’OTAN en cas d’intervention russe et d’annexion d’une partie de leurs territoires. En effet, l’intervention en Ukraine et l’annexion de la Crimée, malgré la réprobation internationale, sont souvent interprétées comme une stratégie du « fait accompli » de la part de la Russie.

Celle-ci consisterait en une intervention rapide et une annexion définitive d’un territoire, laissant ensuite le soin aux diplomates et politiques du Kremlin de tenter de reprendre le « business as usual » avec les États qui s’étaient opposés à ces actions.

Cette politique repose sur le postulat que les États occidentaux préféreront lancer une politique de « reset » avec la Russie, et ainsi reconnaître de facto l’annexion, plutôt que de maintenir indéfiniment des sanctions contre Moscou, ou encore d’intervenir militairement.

L’OTAN en difficulté face aux attaques hybrides

A ces enjeux s’ajoutent les actions de déstabilisation auxquelles font face les pays baltes. La suspicion de cyber-attaques, ainsi que la mobilisation de la diaspora russe présente principalement en Estonie et en Lettonie, créent des tensions au sein de ces États.

Ce type de déstabilisation a la particularité de ne pas déclencher l’article 5 du traité de Washington, lequel établit le principe de la défense collective de l’Alliance : une attaque armée contre un membre est considérée comme une attaque contre tous ses membres (en vertu de l’article 51 de la charte des Nations unies qui permet la défense collective).

Or, l’article 5 implique une attaque armée et n’est donc pas mobilisable dans le cas d’attaques hybrides. Ainsi, la Russie réussit, avec des techniques non-traditionnelles, à déstabiliser les pays baltes tout en testant la solidarité des membres de l’OTAN.

Par ailleurs, si l’article 5 implique une attaque armée, le déclenchement de celui-ci – même dans ce cas précis – n’est pas automatique. Dès lors, si la Russie envahissait les États baltes, une décision par consensus devrait être prise par les 29 États membres de l’OTAN. Une attaque armée de la Russie semble certes improbable en l’état, mais le Think tank américain Rand Corporation l’a toutefois envisagée et conclut qu’il suffirait de 36 heures pour que la Russie prenne le contrôle des trois États baltes.

Effet de dissuasion recherché

Cette facilité avec laquelle la Russie pourrait intervenir militairement en Estonie, Lettonie et Lituanie s’explique notamment par l’existence du système A2AD («anti-access area denial») déployé à Kaliningrad et dans l’ouest de la Russie. La présence de missiles sol-air, antinavires et sol-sol empêche, de facto, une intervention des troupes de l’OTAN sur le territoire des pays baltes en cas d’agression.

Le déploiement des troupes de l’OTAN dans les pays baltes et en Pologne.
DR

La « présence avancée rehaussée » de l’OTAN sur leur territoire vise, dès lors, à dissuader une attaque russe, et cela pour deux raisons. Premièrement, le déploiement des troupes de l’OTAN sur place en cas d’attaque permettrait d’alerter l’Alliance en temps réel en cas d’intervention de «little green men».

Deuxièmement, en cas de menace sur leurs troupes, les pays occidentaux seraient automatiquement plus impliqués dans une éventuelle crise. Les pays baltes redoutent en effet l’inertie des pays fondateurs de l’Alliance, peu enclins à mobiliser leurs soldats dans un conflit direct avec la Russie en cas d’attaque. Or le recours à l’article 5 se fait par consensus… Par ailleurs, comme nous l’avons vu, le flou entourant les attaques hybrides et le doute sur la possible responsabilité de la Russie impliquent davantage d’indécision au sein des États membres de l’OTAN.

Risque d’escalade

Pour la Russie, cette présence de troupes sur le flanc Est de l’Alliance est en contradiction avec l’Acte fondateur de 1997 entre la Russie et l’OTAN stipulant qu’aucun positionnement conséquent et durable de troupes ne peut se faire sur le territoire des nouveaux membres de l’OTAN.

Cet argument est rejeté par l’OTAN, qui soutient qu’une rotation de troupes ne constitue pas une violation des accords. Il n’en reste pas moins que ce déploiement militaire à ses frontières est vu par le Kremlin comme une véritable provocation de la part de l’OTAN.

De plus, la protection de l’article 5, même mise à mal par les attaques hybrides, reste symboliquement non négligeable, et il est peu concevable que la Russie prenne le risque d’annexer militairement les pays baltes. Mais en répondant à un sentiment d’insécurité chez ses nouveaux alliés, l’OTAN prend un risque : celui d’attiser les tensions avec la Russie.The Conversation

Cindy Regnier, Doctorante en Relations internationales, Université de Liège

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.