Par Maksym Vikhrov, pour Tyzhden.fr

Au cours de la dernière décennie, le nombre de citoyens ukrainiens qui considèrent le russe comme leur langue maternelle a diminué de près de moitié : de 42 % en 2012 à 14 % en 2023. Selon les données du groupe sociologique Rating, au cours de la même période, le nombre de ceux qui ne communiquent qu’en russe chez eux a chuté de 37 % à 12%.

L’invasion à grande échelle n’a fait qu’exacerber la tendance. Selon l’étude Info Sapiens, en 2021, 32 % des jeunes Ukrainiens communiquaient avec leurs amis en russe, mais en 2022, seuls 16 % le faisaient. Le nombre de ceux qui parlaient exclusivement russe dans leur famille est passé de 31 % à 18 %.

Bien sûr, il faut tenir compte du fait que la recherche sociologique est menée dans des conditions de guerre et que les sondages ne peuvent pas couvrir la partie des citoyens qui se trouvent dans la zone d’occupation ou des combats. Cependant, en général, la tendance est claire : plus la politique de la Russie envers l’Ukraine est agressive, plus les Ukrainiens modifient leur identité et leurs pratiques linguistiques. De plus, Moscou utilise depuis longtemps la langue russe, l’église russe et la culture russe en tant qu’outils de la politique impériale dans les États voisins. Mais pour mieux comprendre les processus linguistiques en Ukraine, il faut plonger dans l’histoire.

Depuis le XVIIIe siècle, l’Empire russe a mené une politique cohérente (de son point de vue) et globale visant à repousser la langue ukrainienne dans la sphère de l’usage domestique et à restreindre considérablement son développement. Un artefact sombre de cette époque est la circulaire du ministre des Affaires intérieures de l’Empire russe Piotr Valuev, publiée en 1863. Cette circulaire interdisait la publication de littérature religieuse et éducative en langue ukrainienne. C’est bien Valuev qui a édicté cette « fameuse » phrase dans la circulaire qui porte son nom « il n’y a jamais eu de quelconque langue petit-russienne (entendez l’ukrainien) séparée, il n’y en a pas et il ne pourra y en avoir » et qu’il s’agissait seulement d’un « dialecte utilisé par les masses populaires – la même langue russe, dénaturée par l’influence de la Pologne ». Des mesures similaires et restrictives ont été prises par l’empire plusieurs fois, dès le début du XVIIIe siècle jusqu’à son effondrement en 1917.

Afin d’affaiblir la résistance ukrainienne dans les premières années du régime soviétique, les Bolcheviks ont dû opérer une retraite tactique. En 1923, lors du XIIe Congrès du RCP (Organe du Parti communiste de l’Union soviétique – ndlr) à Moscou, la politique d’« indigénisation » a été annoncée, ce qui prévoyait une expansion significative des droits des langues nationales. Quand la position du gouvernement soviétique en Ukraine s’est renforcée au début des années 1930, la campagne a été réduite et Moscou est progressivement revenue à sa stratégie habituelle de russification.

Formellement, la langue ukrainienne n’était pas interdite, mais les autorités totalitaires ont fait en sorte que son statut soit abaissé par rapport au russe. Déjà en 1958, la langue ukrainienne (contrairement au russe) est devenue facultative pour l’étude dans les écoles, et le développement de l’art ukrainien a été freiné par la peur constante des accusations de « nationalisme » et de la répression. En 1965, le dissident ukrainien Ivan Dziuba a écrit un un ouvrage célèbre intitulé Internationalisme ou russification ?, dans lequel il appelait les dirigeants communistes de Kyiv et de Moscou à prêter attention au fait que le Parti communiste soviétique s’était éloigné de ses propres dogmes marxistes-léninistes et pratiquait une politique de russification chauvine dans l’esprit de l’empire Romanov. Cette déclaration a valu à Dziuba cinq ans de prison.

La russification a également été facilitée par la politique soviétique à l’égard de la population rurale, qui en Ukraine en majorité absolue était de langue ukrainienne. Contraints de travailler dans des kolkhozes (fermes collectives) pour un maigre salaire, les paysans n’avaient même pas de passeport, ni le droit à la libre circulation pas plus que le choix de la profession jusqu’au milieu des années 1970. C’était la « caste inférieure » de la société soviétique. Les gens ont essayé à tout prix de s’échapper des kolkhozes pour aller en ville, mais ils se retrouvaient alors dans un environnement entièrement russophone. En raison d’une politique d’État ciblée, le russe dominait l’éducation, la production, l’espace public et la culture.

Dans de telles conditions, une personne de langue ukrainienne a été forcée de passer au russe – elle a été contrainte de le faire à la fois par nécessité pratique et par pression sociale, ce qui l’a encouragée à se défaire des signes d’appartenance à la « caste inférieure » kolkhozienne. C’est exactement ce qui est arrivé à mon père, qui s’est échappé d’un petit village de la région de Louhansk (Donbass) dans les années 1970 et est entré à l’Institut pédagogique de Louhansk. Lui, ses parents, ses grands-parents et ses arrière-grands-parents parlaient ukrainien, mais après quelques années d’études, il est devenu presque entièrement russophone. Heureusement, déjà dans les années 1990, il a réussi à revenir à ses racines. Grâce à cela, j’ai grandi dans une famille bilingue : dès ma plus tendre enfance, j’ai parlé russe avec ma mère russophone, et ukrainien avec mon père. Ce n’était pas une situation unique : ainsi, certaines familles ont-elles tenté de protéger leurs enfants d’une russification totale et de préserver au moins partiellement leur identité linguistique et culturelle.

Au milieu des années 2000, je suis aussi devenu étudiant dans le même institut – alors Université nationale de Louhansk – où mon père avait étudié. Il semblerait qu’en trois décennies tout aurait dû changer. Depuis 1991, la langue ukrainienne a reçu le statut de seule langue d’État et est devenue obligatoire pour être étudiée dans les écoles (comme le russe), elle pouvait être utilisée librement dans l’enseignement et dans tous les autres domaines. Mais l’inertie de la politique de russification s’est poursuivie. La langue russe conservait toujours une position dominante et les prescriptions législatives concernant l’utilisation de la langue ukrainienne étaient largement négligées. Les étudiants des villages et des villes ukrainophones ont continué à passer massivement au russe afin de ne pas paraître incultes ou simplement différents.

La préservation de l’héritage de la russification a été activement encouragée par les élites politiques locales du Donbass, qui ont spéculé sur les slogans de « protection de la population russophone » et ont déclaré que les mesures prudentes visant à restaurer les droits des citoyens ukrainophones étaient une « ukrainisation forcée ». De telles spéculations politiques ont toujours eu une coloration absurde. Le fait est que la majorité absolue des Ukrainiens russophones sont en fait des bilingues qui parlent la langue ukrainienne à un niveau suffisant.

Je vais donner un exemple. En 2006, le gouvernement a introduit le doublage obligatoire des films dans les cinémas dans la langue officielle, c’est-à-dire l’ukrainien. Je me souviens bien quelle hystérie obscène les politiciens pro-russes ont mise en scène à cette époque ! Une faillite instantanée a été prédite pour la distribution cinématographique ukrainienne, et le président de l’époque, Viktor Iouchtchenko, a été accusé de presque réprimer les russophones. Mais la réalité s’est avérée différente : à Louhansk totalement russophone, les salles de cinéma étaient encore pleines à craquer, et le doublage ukrainien ne posait aucun problème au public.

En fait, la question linguistique dans l’Ukraine indépendante n’était pas une question de langue, mais de statut. Les Ukrainiens, qui ont perdu leur identité linguistique pendant la politique de russification, ont reçu en retour des privilèges – l’absence de discrimination directe ou indirecte (sociale, culturelle, politique). Quand l’Ukraine a obtenu son indépendance en 1991, la majorité ukrainophone a eu la possibilité de démanteler les mécanismes de discrimination. Jusqu’en 2014 – soit près d’un quart de siècle plus tard – toutes les actions de l’État dans le domaine linguistique se concentraient exclusivement sur le rétablissement progressif des droits des citoyens de langue ukrainienne. Ce n’est qu’après l’annexion de la Crimée et l’invasion russe du Donbass qu’un consensus s’est dégagé dans la société ukrainienne concernant des mesures plus décisives visant à surmonter l’héritage colonial. Et ce n’est qu’en 2022, après l’invasion sanglante à grande échelle, perpétrée par la Russie, que Kyiv a osé parler d’objectif de dé-russification.

Toutes les transformations, en particulier dans des domaines aussi sensibles que la langue, ne peuvent être confortables pour tout le monde. Moscou et ses mandataires locaux ont longtemps spéculé sur ce point, essayant de diviser la société ukrainienne. Mais tous les malentendus internes ont été levés par l’agression russe. Avec chaque mois de guerre, de plus en plus d’Ukrainiens veulent se distancier de tout ce qui est lié à la Russie, y compris la langue. Heureusement, les Ukrainiens russophones ont un endroit où retourner : malgré des siècles d’interdictions et de répressions, la langue de leur peuple est toujours vivante.

Par Maksym Vikhrov rédacteur en chef du journal Tyzhden

pour Tyzhden.fr