Par Olga Vorozhbyt, pour Tyzhden.fr

Dans la rhétorique des propagandistes russes, la question de la langue en Ukraine occupe toujours une place centrale. Récemment encore, le ministre des affaires étrangères Sergueï Lavrov s‘est plaint, lors d’une grande conférence «Raisina Dialogue » en Inde que le russe ait été « complètement aboli » en Ukraine. Cependant, les sondages d’opinion montrent une image différente.

Selon le sondage de la fondation Ilko Kucheriv Democratic Initiatives, publiée au début du mois de mars 2023, de plus en plus d’Ukrainiens utilisent l’ukrainien au quotidien (71 % actuellement), tandis que le pourcentage de ceux qui utilisent le russe a diminué de 10 % en un an pour atteindre 23 %. Il existe encore une certaine corrélation régionale en ce qui concerne l’utilisation plus répandue du russe. En particulier, elle reste répandue dans le sud et l’est de l’Ukraine (55% des répondants dans le sud et 47% dans l’est).

« Dans le même temps, il convient de garder à l’esprit que la pratique de l’utilisation des langues ne se limite pas à la communication au sein de la famille ou avec les amis proches. Il est probable qu’un nombre important de ceux qui ont indiqué le russe comme leur langue de communication préférée à la maison utilise l’ukrainien dans la sphère publique, lorsqu’ils communiquent avec un interlocuteur ukrainophone, etc. L’enquête met aussi clairement en évidence le facteur de russification des grandes villes, qui a eu lieu pendant l’ère soviétique et dont les conséquences persistent encore aujourd’hui. Ainsi, dans les régions du Sud et de l’Est, 59 % de la population des grandes villes parle russe. En revanche, dans les agglomérations et les villages de ces régions, c’est l’ukrainien qui prévaut – 56 % et 49 % respectivement ».

Le sondage montre également à quel point l’importance des auteurs russes a diminué. Un peu plus d’un tiers des Ukrainiens (38 %) pensent que les auteurs russes ne devraient pas du tout être enseignés dans les écoles ukrainiennes. Ceux qui pensent que le nombre d’auteurs et de textes littéraires russes dans les programmes scolaires ne devrait pas être modifié resteront au même niveau, soit seulement 7 % des citoyens. Les autres sont favorables à une réduction du nombre de Russes dans les manuels scolaires, mais près d’un tiers (environ 28 %) continue de penser qu’il ne faut pas abandonner les œuvres considérées comme des « classiques mondiaux » .

Le pourcentage de ceux qui consomment des « produits culturels » russes – musique, cinéma et médias – a également diminué. Avant l’invasion à grande échelle, environ 41 % des Ukrainiens consommaient souvent des produits culturels russes. C’est dans l’est du pays qu’ils étaient les plus nombreux (48 %) et dans les régions occidentales qu’ils étaient les moins nombreux (environ 30 %). « Après l’invasion massive, un consensus s’est dégagé sur le fait que l’interdiction des produits culturels russes (sous la forme de spectacles d’artistes et de diffusions de films russes) est une mesure nécessaire pour protéger l’Ukraine. D’après l’enquête, cette opinion prévaut dans toutes les régions, et ce n’est que dans le Sud que l’on trouve des proportions à peu près égales entre ceux qui sont d’accord et ceux qui ne le sont pas », notent les auteurs de l’enquête.

Ce n’est pas la seule étude « linguistique » menée récemment en Ukraine. Le célèbre politologue ukrainien Volodymyr Kulyk, qui étudie la politique linguistique dans les sociétés multilingues depuis de nombreuses années, a enregistré des changements assez similaires. Selon ses données, par rapport à 2017, la part des locuteurs ukrainiens complets et prédominants a augmenté de 9 %, tandis que la part des locuteurs russes a diminué de 11 %.

Selon lui, la répartition régionale est frappante : « même dans l’est et le sud, à en juger par les réponses, il n’y a pas moins de locuteurs ukrainiens que de locuteurs russes (29 % contre 27 %) ».
M. Kulyk admet que, bien sûr, “l’effet de demande sociale 
» peut jouer un rôle ici – c’est-à-dire qu’il est possible que le souhait substitut la réalité, et que les changements ne sont pas si frappants que cela. Par ailleurs, l’Institut international de sociologie de Kyiv (KIIS), qui a mené l’enquête à la demande de Volodymyr Kulyk, a sa propre méthode pour déterminer les préférences linguistiques réelles. Au début de l’enquête, l’enquêteur passe d’une langue à l’autre pour essayer de savoir laquelle (ukrainien ou russe) l’interlocuteur préfère. Lors de l’enquête de septembre 2014 – c’est-à-dire après le déclenchement de la guerre russo-ukrainienne dans le Donbas et l’annexion de la Crimée – le rapport était de 50 contre 50. Cette fois-ci, 87 % des répondants ont choisi de parler ukrainien, et même parmi les résidents de l’est et du sud, 74 % ont fait ce choix.

Ces deux études montrent à quel point les Ukrainiens veulent s’éloigner de tout ce qui est russe. Les envahisseurs, qui prétendent souvent défendre le «monde russe » et les droits de la population russophone, ont suscité un désir massif de s’en éloigner, y compris de la manière la plus intime qui soit : la langue.

Auteur: Olga Vorozhbyt