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Les états démocratiques se sont fait surprendre par manque d’instruments scientifiques à la mesure du problème de la mal-information.
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Divina Frau-Meigs, Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3 – USPC

Ce texte est publié en lien avec le colloque organisé le 16 octobre à Lyon par la Conférence des présidents des universités (CPU), dont The Conversation est partenaire : « Face aux désordres de l’information, comment apprendre à apprendre, du lycée à l’université ? ». À l’heure de la démocratie d’opinion et de ses dérives, il s’agit d’interroger l’espace public de l’information doit être questionné. Comment lutter contre la déstabilisation de la science et faire en sorte qu’elle reste la valeur de référence ? Comment valoriser la pédagogie et l’autonomie dans les apprentissages ?


« La France vient de faire passer en catimini sa loi relative à la lutte « contre la manipulation de l’information » en deuxième lecture à l’Assemblée nationale, avec 45 voix pour et 20 contre sur 69 votants (la majorité absolue étant fixée à 33… alors que l’on compte 577 députés).

Elle rejoint en cela l’Allemagne, seul autre pays en Europe à avoir légiféré avec une « loi d’application du droit aux réseaux sociaux » (« NetzDG »). Si la régulation est possible, est-elle pour autant souhaitable ? N’y a-t-il pas des mesures positives d’accompagnement plus viables, proposant un meilleur gage de responsabilité démocratique ?

Outre que la recherche ne présente aucune preuve de l’efficacité de ces stratégies de régulation, elles peuvent avoir un effet boomerang contre-productif, confirmant les producteurs et consommateurs de toute malinformation de l’existence d’un complot contre eux. Elles peuvent aussi avoir un effet domino, certains pays utilisant le moindre précédent comme prétexte pour en faire autant. En l’absence d’accords internationaux, c’est un problème qui a conduit un des pure players de l’Internet, Microsoft, à proposer une Convention de Genève Pour le Numérique en 2017 afin d’assurer la cybersécurité et la stabilité économique de l’Internet.

Un arsenal de réponses

En Europe, d’autres pays ont opté pour ne pas légiférer, la Suisse la première, arguant du manque de recherches avérées. L’Italie n’a pas modifié ses lois mais a préparé une riposte étatique par le biais de ses services de police spécialisés à la Poste. Elle a établi une plate-forme spécifique et dédiée, pour recueillir des signalements de potentiels contenus fallacieux par les internautes. Le Royaume-Uni a opté pour la création d’une cellule spécialisée pour s’opposer spécifiquement à l’ingérence d’acteurs étatiques ou autres et une commission d’enquête parlementaire y travaille.

La Suède a publié en 2018 une brochure de défense civile, de 20 pages, pour la première fois depuis la Guerre froide, pour distribution à toute la population. Elle émane de la Swedish Civil Contingencies Agency, une agence du ministère de la Défense, et demande à la population de se préparer en cas d’urgence nationale et alerte sur le potentiel de désinformation et sur le besoin d’accès à une information fiable. Elle réfléchit à la création d’une cellule du même type que le Royaume-Uni.

Les pays baltes, voisins de la Russie, ont opté pour une campagne publique sans précédent, alliant société civile et médias. La Lituanie notamment a développé un site web, Demaskuok.lt, qui scanne automatiquement toutes sortes d’articles d’actualité et indique de potentielles infox qui sont ensuite évaluées et filtrées par des volontaires, formant ainsi une « armée d’elfes » (où se côtoient des civils et des instances paramilitaires) face à l’armée des trolls de l’infox.

Ils se sont adossés au StratCom Center of Excellence de l’OTAN, situé à Riga en Lettonie, où les spécialistes de l’analyse de données retracent les infox, leurs origines et leurs trames narratives. L’enjeu étant de démonter les scénarios polarisants propagés par des médias clivants pilotés de l’étranger par des « acteurs de menaces hybrides », selon la terminologie de l’OTAN. Deux autres instruments internationaux existent, le Digital Forensic Research Lab et le Centre for Excellence in Combatting Hybrid Threats, installé en Finlande, avec l’appui du Conseil de l’Europe.

Des études scientifiques nécessaires

Ces solutions pointent la nécessité et l’utilité de la recherche, la grande oubliée de cette situation «piège» qu’est la mal-information, dont l’écosystème, bien plus complexe que celui de la «fake news», relève à la fois des malveillances humaine, technologique et de la malfaçon industrielle.

source : D. Frau-Meigs, Faut-il avoir peur des « fake news » ? La Documentation française (à paraître).
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Il est crucial en effet de constituer la malinformation (son périmètre, ses acteurs, ses structures, ses effets…) en un sujet scientifique de plein droit, inscrit dans la constellation en émergence des désordres de l’information. S’y ajoutent en effet la surinformation (infobésité), la radicalisation et les discours de haine, qui signalent des contenus et des comportements à risque pour le bien-être des personnes comme des états.

Car les états démocratiques se sont fait surprendre par manque de préparation et par manque d’instruments scientifiques à la mesure du problème. Si les réponses privées (liées à la défense nationale) ou commerciales (liées aux plates-formes) ont trouvé leur place, les réponses publiques peinent à voir le jour. C’est indispensable pour ne pas céder à la panique médiatique et trouver des solutions pérennes et sereines.

Ces solutions ne peuvent émaner que d’un débat public où les citoyens sont informés sur la réalité des menaces d’interférence et sont formés pour les identifier et créer leurs propres stratégies de résilience. Aux peurs liquides, à chaud, éveillées par les menaces hybrides, qui se nourrissent d’émotions telles que la peur, l’anxiété, la surprise, voire la haine, il faut opposer des réponses à froid, qui se concentrent sur la connaissance et la science.

Même si les arguments rationnels se trouvent confrontés à la situation inédite de biais cognitifs de confirmation qui mettent les stratégies de réfutation et de démonstration en position défensive, il ne faut pas s’en priver car il en va de la responsabilité intellectuelle des chercheurs. Et les limites du fact checking, dont l’efficacité n’est pas avérée par la recherche signifient bien que les chercheurs ne peuvent pas s’exonérer sur les journalistes de leur tâche de production et de vérification de l’information.

Une recherche publique en retrait

L’avis du Comité d’éthique du CNRS sur l’information scientifique et «les responsabilités des chercheurs à l’heure des débats sur la post-vérité» rejoint en cela le rapport des experts de haut niveau sur la désinformation en ligne, produit par la DG Connect. Les chercheurs doivent continuer à irriguer le débat public sur les controverses de toutes sortes (économiques, climatiques, numériques…) et jouer leur rôle de lanceurs d’alerte du quotidien. Mais pour cela il faut qu’ils communiquent mieux sur leurs pratiques et leurs démarches pour produire des résultats scientifiques.

Il existe un réel déficit français dans le domaine. Comparée à d’autres pays, la France n’est pas dotée d’un véritable observatoire des médias capable de penser la continuité entre médias de masse et médias sociaux. Elle vient de perdre l’ISCC, l’institut des Sciences de la communication du CNRS qui réfléchissait, entre autres, à la gouvernance d’Internet ; elle ne possède pas d’institut Internet et Société comme le Berkman Center à Harvard ou l’Oxford Internet Institute à Oxford. Mis à part dans quelques cursus ciblés, elle ne forme pas non plus aux humanités numériques, et s’ouvre peu aux sciences participatives et citoyennes, qui permettraient une réelle transdisciplinarité pour comprendre à la fois les médias et les datas.

Le risque est que les recherches de ce type soient faites hors de l’université, avec des financements d’entités commerciales privées qui sont à la fois juge et partie. Le nombre de recherches sur l’infox actuellement financées par Google et Facebook pallie les manques de la recherche publique… mais donne plutôt un aperçu du fonctionnement de Twitter tandis que les deux géants du numérique donnent très peu d’accès à leurs propres modes de fonctionnement. Difficile dans ce cas de créer la confiance.

Centraliser les expertises

Il revient à la France de devenir un leader mondial, en devenant le fer de lance de ces sujets dans l’espace européen de la recherche. Il faut pour cela créer un lieu qui regroupe les manques avérés, dont la configuration regrouperait les chaînons manquants actuellement, un lieu dont le nom de code pourrait être Indice (Institut de recherche sur les désordres de l’information et la citoyenneté numérique).

Pour qu’il remplisse ses missions de recherche, de communication et de formation, il faudrait le doter de plusieurs pôles :

  • un media and data lab (vers les professionnels)
  • un policy lab (vers les décideurs)
  • un citizens lab (vers la société civile et les sciences participatives)
  • un centre Smile (pour la formation des enseignants et des chercheurs aux nouvelles littératies basées sur l’éducation aux médias et à l’information et à l’informatique).

Ce lieu, qui traiterait des désordres de l’information et de la citoyenneté numérique, serait aussi une plate-forme en réseau avec d’autres entités similaires en Europe et dans le monde pour prendre en compte la nature «transverse» des infox, à savoir leur capacité à circuler de manière transmédia, transfrontière et translangue. Il serait à même de fournir des réponses rapides à des questions urgentes (les élections…), de se saisir de problèmes anticipés par les chercheurs et de présenter des bilans annuels et des rapports ad hoc.

Ainsi l’on pourrait porter des réponses agiles, soft et smart à la fois, à la mesure des enjeux sociétaux de la malinformation. Quant à son financement, il pourrait être mixte, public-privé, à condition que les partenariats soient transparents, multiples et indépendants. Il reste à espérer qu’il ne faille pas une loi spécifique pour le créer.The Conversation

Divina Frau-Meigs, Professeur des sciences de l’information et de la communication, Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3 – USPC

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.