Arnaud Mercier, Université Paris II Panthéon-Assas

Emmanuel Macron (ici à Garches, le 25 avril), est arrivé en tête au premier tour. Comme le prédisaient les sondages. Philippe Wojazer/AFP

Il est de bon ton de se défier des sondages et d’entonner à grands coups de trompe que ceux qui sont aux manettes de cette technologie de mesure de l’opinion «se trompent», «n’ont pas vu venir Trump», «n’ont rien vu pour le Brexit», «ont raté Fillon durant la primaire» et donc allaient forcément, fatalement se tromper pour la présidentielle 2017. Et bien les faits ont donné raison aux principaux instituts de sondage français. The Conversation

Les photographies successives qu’ils ont livrées des intentions de vote des Français se sont avérées conformes au résultat final de ce premier tour du scrutin. On constatera que la médiatisation de la critique des sondages s’aligne parfaitement sur les lois habituelles des médias: on ne parle pas des trains qui arrivent à l’heure. Autant des tonnes de salive et d’encre sont déversées pour souligner les insuffisances des sondages quand elles surviennent ou pour dénoncer les manipulations dont les instituts seraient complices, autant quand surgit la froide réalité de l’aptitude des sondeurs à capter correctement l’humeur électorale des Français, il semble peu nécessaire de le souligner.

C’est donc ce que nous souhaitons faire ici, en revenant sur les logiques politiques qui expliquent le (mauvais) procès fait aux sondages et retournant la critique. La nécessité de conserver une posture critique n’est pas forcément là où on nous la désigne: les sondages. Elle est aussi (souvent?) à exercer contre le discours critique des sondages.

Le procès fait aux sondages, comme nous allons le voir, est un mélange détonnant d’arguments fondés, de fantasmes, de mauvaise foi crasse et d’ignorance de la réalité du travail des sondeurs.

Critiques fondées des sondages

Du côté des arguments fondés, on trouve des remarques pertinentes sur la montée de l’indécision et de la volatilité électorales qui fragilise le calcul des intentions de vote, ou sur la complexification de la structuration sociale qui fragilise l’échantillonnage par quotas. Par exemple, et de plus en plus, être «ouvrier» ne signifie pas avoir un statut ou une position commune tant il existe plusieurs façons de se vivre ouvrier. La vraie difficulté de l’exercice des sondeurs relève de la prise en compte pertinente des mutations sociologiques et politologiques de la société pour conserver tout son sens à la notion de quotas représentatifs de la population française.

Mais là où l’ignorance du travail des sondeurs apparaît, c’est quand certains émetteurs de ces critiques laissent entendre que les sondeurs sont des imbéciles heureux qui ne seraient pas les premiers conscients des imperfections de leur outil et qu’ils ne seraient pas eux-mêmes en alerte pour essayer d’en corriger les travers. L’application d’un sommaire raisonnement mercantile ou marketing suffirait à comprendre qu’aucun institut de sondage sérieux n’a intérêt à voir son image durablement accolée à un terrible trou d’air dans l’art de deviner les intentions de vote des Français.

Si Emmanuel Macron n’avait pas été qualifié pour le second tour, cela aurait été un accident industriel pour une profession qui établissait unanimement, depuis plusieurs semaines, qu’il était bien installé dans le duo de tête.

Attaques excessives des sondages

Du côté des critiques contre les sondages – qui sont alors des attaques –, on trouve beaucoup de fantasmes et de mensonges. Il est faux de répéter sans cesse que les instituts américains n’ont pas vu la victoire de Trump en plaçant Hillary Clinton en tête des sondages nationaux, alors qu’elle a bel et bien gagné le vote populaire à l’échelle du pays. En revanche, c’est vrai, ils ont échoué à percevoir l’ampleur de l’inversion du rapport de force entre démocrates et républicains dans certains États pouvant basculer (les fameux swing states).

Pour la primaire de la droite, certes les instituts français n’ont pas su capter parfaitement la montée de Fillon, qui fut telle qu’il finira en tête. Mais ils avaient tous repéré, à des degrés divers, sa dynamique ascendante. Et il faut leur rendre grâce que l’exercice n’était pas aisé pour trois raisons :

  • c’était la toute première primaire à droite, difficile donc pour les instituts de s’appuyer sur des acquis antérieurs solides ;
  • dans une telle primaire, la fongibilité des électorats est forte, et un électeur peut se décider jusque dans l’isoloir, voire y changer d’avis, sans avoir l’impression de se renier ou de trahir son camp. La volatilité électorale dans un tel contexte est donc maximale ;
  • de nombreux électeurs de gauche sont venus perturber le jeu puisque pour la modique somme de 2 euros on leur offrait la tête de Nicolas Sarkozy sur un plateau. On peut dire la même chose (quoiqu’à un moindre degré) de la primaire de gauche, où Benoît Hamon est sorti vainqueur avec l’appui d’électeurs très à gauche venus éliminer un Manuel Valls honni plus qu’offrir à Benoît Hamon un tremplin pour le premier tour de la présidentielle.

Rejet des sondages qui ne nous arrangent pas

Évoquons maintenant le biais intellectuel et psychologique qui vient perturber gravement une critique sereine des instituts de sondage: la volonté de ne pas croire les sondages qui ne vont pas dans votre sens. La critique des sondages est, à cet égard, un reflet exacerbé d’un climat plus général de défiance vis-à-vis des faits et des positions de savoir, ce que certains nomment la «post-vérité».

Des sondages durablement défavorables ou subitement devenus moins favorables deviennent vite la preuve d’une compromission entre des instituts, des médias, des gouvernants, des forces politiques dominantes, des riches actionnaires tapis derrière, des cabinets noirs (il suffit de cocher les cases qui siéent le mieux à sa vision du monde). Dès lors, la technologie sondagière est vouée aux gémonies, elle est aussi trompeuse qu’elle ne se trompe! Après, chacun trouvera des ressources argumentatives plus ou moins douteuses pour se convaincre que les sondages déraillent.

L’état-major Fillon et ses soutiens dans la presse écrite ou en ligne, ont ainsi inventé la théorie du «vote caché» pour Fillon, que – par essence – les sondages ne pourraient pas voir: véritable grenade dégoupillée que les zélateurs de cette théorie fumeuse s’apprêtaient avec gourmandise voir exploser au visage des sondeurs et des médias qui avaient eu la faiblesse de croire aux sondages.

Puisque les résultats du premier tour sont totalement compris dans les marges d’erreur statistiques des sondages parus, puisque les sondages ont désigné correctement le quinté de tête, dans des proportions respectives exactes, les zélés dénonciateurs et calomniateurs des sondeurs ont dû ravaler leur fiel. Incapables d’entonner l’air de l’«on vous l’avait bien dit!», il leur faut trouver autre chose pour masquer que c’est bien l’image très dégradée du candidat qui est la plus explicative de son échec.

À la vérité, la posture critique vis-à-vis des sondages dans le champ politique, sous couvert de lucidité face aux risques de manipulations et d’influence qu’ils contiendraient – par essence ou dans l’exploitation que certains en font – cache bien souvent (et plutôt mal) une posture hypocrite. Le sondage d’intention de vote est un outil de mesure de l’opinion sans valeur et sans foi quand les résultats vous sont défavorables et, par transmutation, deviennent des indicateurs instructifs, dignes de considération, dès lors qu’ils vous sont favorables.

Remarquons, pour conclure, qu’aucun des candidats qui a éructé contre les sondages durant cette campagne n’ait eu l’élégance ou l’honnêteté de saluer au soir des résultats, le sérieux du travail des sondeurs et de reconnaître que leurs critiques furent aussi infondées qu’excessives.

Arnaud Mercier, Professeur en Information-Communication à l’Institut Français de presse, Université Paris II Panthéon-Assas

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.