Source: Tyzhden.fr

Auteur: Igor Stambol

Lors d’une récente interview avec le « journaliste » américain Tucker Carlson, le président russe Vladimir Poutine a tenté une nouvelle fois de promouvoir sa propre vision de l’histoire. Faut-il interviewer un homme qui organisé un génocide ? Pourquoi le dictateur moscovite a-t-il « tout à coup » eu envie de s’exprimer ? Ce sont des questions subsidiaires. Avant cela, examinons certaines de ses distorsions historiques.

Lorsqu’un homme politique ne peut justifier ses actes, il lui reste à se tourner vers l’histoire pour en déformer certains aspects à sa convenance. Cette technique n’est pas nouvelle : Mussolini faisait appel à l’histoire de l’Empire romain, et Hitler aux rois des croisades. Les crimes et les agressions peuvent facilement être justifiées en évoquant des raisons historiques.

Vladimir Poutine, lui, invoque une filiation entre la Russie moderne et la Rous’ de Kyiv. Or d’une manière générale, l’histoire de la Russie, ou plutôt de la Moscovie, le nom de cet état jusqu’au XVIIIe siècle, est autant liée à celle de la Rous’, que ne l’est la Roumanie moderne avec celle de l’Empire romain. Vladimir Poutine et ses partisans ne veulent toujours pas admettre que le fait de construire leur identité sur le mythe historique de la Rous’ est une mauvaise voie, car l’Ukraine, c’est-à-dire le véritable territoire historique de la Rous’, ne leur appartient pas. Il serait plus cohérent de rechercher les racines de leur État dans la Horde d’or mongole ou les tribus finno-ougriennes (peuples historiquement situés sur une aire géographique de la mer Baltique et du nord de la Scandinavie jusqu’à l’Oural et le Don – ndrl).

Les mensonges de Poutine

Sur quoi Poutine ment-t-il lorsqu’il signe ses articles ou délivre ses conférences historiques ? En premier lieu, il se réapproprie la thèse de propagande datant de l’empire des Romanov selon laquelle les territoires de l’Ukraine actuelle ont perdu leur spécificité après la conquête de Kyiv par les Mongols (lors du pillage de Kyiv en 1240 – ndrl).

Le territoire se trouvant aujourd’hui autour de Moscou serait alors devenu le centre de la Rous’. Ce qu’il ne mentionne tout simplement pas, c’est la Principauté de Galicie-Volhynie où le Royaume de la Rous’ a perduré pendant deux siècles (1199-1349) et avec sa monarchie propre. En effet, dans la ville de Halych, non loin de l’actuelle Lviv, un roi régnait. Il avait reçu sa couronne des mains du Pape et se faisant appeler « roi de la Rous’ » (le roi des ruthènes mentionné dans les chroniques médiévales européennes – ndlr). Vladimir Poutine ne l’évoque en aucune manière. Il est intéressant de noter qu’à l’époque, la Rous’ ukrainienne avait ses propres rois et la région autour de Moscou n’était quant à elle qu’un vassale de la Horde d’or.

En second lieu, il s’empêtre dans les mensonges sur la signification du nom Ukraine : tantôt il prétend que le mot désigne des « faubourgs/marches » de la Moscovie, tantôt il parle de « faubourgs/marches » de la Pologne. En fait, comme dans beaucoup de langues slaves, le nom Ukraine est composé du mot « pays » (край, kraï) et de « U » qui signifie « dans ». Cette explication, bien sûr, le dictateur ne l’a jamais évoquée.

Un autre mensonge consiste à dire que l’Ukraine a été « inventée » dans le quartier général autrichien pendant la Première Guerre mondiale. Certes, à cette époque la séparation entre l’Ukraine et l’Empire russe était soutenue par les puissances centrales. Mais elle était aussi fondée sur le désir des Ukrainiens eux-mêmes, comme en atteste des dizaines d’écrits politiques des dirigeants ukrainiens du XIXe siècle.

Il est intéressant que Poutine mentionne ces dirigeants, tout en soulignant qu’ils ont toujours défendu l’idée qu’une Ukraine indépendante devait entretenir des relations amicales avec la Moscovie. La vérité est que les penseurs ukrainiens estimaient qu’il fallait entretenir des relations de bon voisinage avec Moscou, mais uniquement sur un pied d’égalité. Ils ont notamment souligné que cela ne pouvait se faire que si la Russie devenait démocratique et libérale. Poutine, en tant que dictateur au pouvoir depuis plus de 20 ans, ne se souvient certainement pas de cela.

L’affirmation selon laquelle la langue et la culture ukrainiennes sont communes avec celles de la Moscovie est également absurde, et même Poutine ne semble pas y croire. Il ment sur le pourcentage en affirmant qu’il existe 90 % de vocabulaire commun dans le dictionnaire entre l’Ukrainien et le Russe. En réalité, on ne peut trouver en russe et en ukrainien qu’un peu plus de 60 % de racines communes. Sur le plan culturel, il suffit de comparer les costumes nationaux ou les chants de Noël, pour voir clairement une différence. Les autres points communs que Poutine mentionne également, tels que les liens familiaux et économiques ou les événements historiques partagés, ne sont rien d’autre que la politique coloniale et assimilationniste du Kremlin et, bien entendu, ne sont que des manipulations.

Les revendications de Poutine sur le sud de l’Ukraine, avec l’argument que ces terres ont été conquises sur la Turquie par l’Empire russe, sont également absurdes. Tout comme sa déclaration selon laquelle la Russie aurait gagné la guerre contre Hitler toute seule, sans la contribution des autres peuples de l’URSS. De plus, Poutine déclare que les Russes sont chez eux en Crimée, oubliant la population autochtone locale, les Tatars de Crimée.

Poutine affirme inlassablement que les frontières de l’Ukraine ont été tracées par Staline. Dans une certaine mesure, c’est vrai, comme l’ont été d’ailleurs les frontières de la Fédération de Russie. Ainsi, en mentionnant cet état de fait, Poutine permet en réalité la révision des frontières de la Fédération de Russie. Mais il ment encore en disant que l’Ukraine n’existait pas avant Staline. C’est faux. Les bolcheviks de Moscou n’ont accepté l’existence d’une Ukraine soviétique que parce qu’il existait, entre 1917 et 1921, une République Populaire Ukrainienne, reconnue par des dizaines de pays européens et même par les bolcheviks eux-mêmes en 1918.

Manipulation pour détourner l’attention

La fameuse recherche des amphores sur la côte de la Crimée et de l’Ukraine et sur une carte du XVIIe siècle, emmenée sur le plateau télé par le président de la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie, Valery Zorkin, semble comique. Avec Vladimir Poutine, ils ont examiné la carte ensemble et ont émis un jugement personnel : « Il n’y a pas eu d’Ukraine dans l’histoire de l’humanité ». Alors que cette carte, visible dans la bibliothèque en ligne française Gallica que tout le monde peut voir, indique le contraire. La carte mentionne en toute lettre l’Ukraine ou le Pays des Cosaques. Elle indique également la péninsule de Crimée sous le nom de « Crimski tartares du Crim » – Tartares de Crimée, en français moderne.

Poutine insiste sur la « coopération de la Pologne avec l’Allemagne » en parlant du « complot de Munich » et revient sur le fait que les Polonais, en ne cédant pas Dantzig, ont « forcé » Hitler à mener une guerre contre eux. Encore une manipulation. Poutine oublie de mentionner qu’il possède dans ses archives une copie du Pacte Molotov-Ribbentrop. Ce document démontre que l’URSS a bien aidé l’Allemagne à attaquer la Pologne, en étant à l’époque son allié. Bien entendu, cet épisode aussi, il se refuse à l’évoquer.

« Raisons inexplicables »

Tout ce qui ne coïncide pas avec la propagande russe, Vladimir Poutine le présente comme incompréhensible. En particulier, lorsqu’il affirme ne pas savoir très bien pourquoi la Russie a accepté l’indépendance de nombreuses républiques faisant partie de l’URSS, y compris l’Ukraine. De plus, il ment lorsqu’il affirme que l’initiative est venue de Moscou. C’est faux, puisque Moscou n’avait tout simplement pas la force ni l’argent nécessaires pour stopper le « bal des indépendances » de 1989-1991 avec une police et une armée incapable de l’endiguer.

Il est évident que comme son prédécesseur Boris Eltsine, Vladimir Poutine n’a jamais pris au sérieux la reconnaissance de l’indépendance de l’Ukraine par le gouvernement russe. D’ailleurs, l’objectif de maintenir les Ukrainiens dans la sphère d’influence russe a été exprimé publiquement et en coulisses à chaque occasion qui se présentait. Bien entendu, Poutine ne mentionne pas la pression économique exercée par la Russie sur l’Ukraine, ni le chantage aux ressources énergétiques, ni sa promesse faite à Budapest de respecter et de protéger l’intégrité territoriale de l’Ukraine… Il ne lui reste plus qu’à invoquer un « nazisme » inexistant en Ukraine.

La manipulation de l’histoire par Poutine n’est rien d’autre que de la propagande. Son enthousiasme excessif pour les conférences pseudo-historiques montre qu’il n’y a pas d’arguments ou de raisons valables pour son agression d’un pays voisin. La raison pour laquelle une plateforme numérique américaine a diffusé ces propos si évidemment faux est une autre question. Nous y reviendrons une autre fois.

Auteur: Igor Stambol