Par Alain Guillemoles

Cet article a été initialement publiée dans La Croix

Arkadi Babtchenko parle à la presse le 30 mai 2018 à Kiev. / Sergei Supinsky/AFP

Deux semaines après ce grand coup de théâtre, où en est-on de l’affaire Arkadi Babtchenko ? Ce journaliste russe de 41 ans, réfugié à Kiev depuis 2017, avait été déclaré mort assassiné le 29 mai dernier au soir, avant de réapparaître le lendemain, bien vivant, lors d’une conférence de presse…

Cette comédie avait été organisée par les services de sécurité ukrainiens qui avaient même laissé circuler de fausses images montrant la victime étalée dans une mare de faux sang.

Le SBU, service de sécurité de l’Ukraine, avait justifié l’opération en indiquant qu’il s’agissait de démasquer ses assassins. Selon Vassyl Grytsak, le chef du SBU, le meurtre du journaliste avait été commandité depuis la Russie, et faisait partie d’un « complot » des services russes pour déstabiliser l’Ukraine. Les assassins disposaient d’une liste de 30 personnalités à assassiner. Puis de 30, la liste a été portée à 48 noms.

Ailleurs en Europe, la mort, puis la réapparition du journaliste ont causé une grande émotion. Elles ont valu aux autorités ukrainiennes une pluie de critiques de la part des organisations de défense des journalistes, qui ont dénoncé cette mise en scène. L’intéressé, lui, a remercié le SBU et confirmé s’être prêté au jeu car il « ne voyait pas d’alternative » pour préserver sa sécurité.

Toute cette affaire a laissé les observateurs de la crise ukrainienne avec le sentiment d’avoir été floué, alors que la tragédie s’est muée en farce. Elle leur a aussi laissé beaucoup de questions. Deux semaines plus tard, on peut répondre à quelques-unes de ces questions. Mais pas toutes.

On sait désormais que le tueur pressenti était donc un diacre orthodoxe, engagé sur le front de l’est parmi les volontaires nationalistes ukrainiens, Oleksiy Tsimbaliouk. Il l’a indiqué sur son compte Facebook quelques heures après le dénouement.

C’est lui qui avait prévenu le SBU il y a plusieurs mois. Recruté pour tuer le journaliste, il a choisi de jouer le jeu pour démasquer les commanditaires. Son donneur d’ordre direct était un certain Borys Guerman, un homme d’affaires ukrainien de petite envergure, lié au Parti des Régions, la formation de l’ex-président pro-russe Viktor Ianoukovitch.

Quelques heures après « l’assassinat » d’Arkadi Babtchenko, Borys Guerman a été arrêté. Il a confirmé avoir été contacté pour organisé une série d’assassinats en Ukraine. Il a affirmé que la commande venait d’une connaissance : un Ukrainien vivant en Russie, Viatcheslav Pivovarnik, disant agir pour une « fondation personnelle de Vladimir Poutine ». Ce dernier lui avait transféré de l’argent avec la charge de trouver et payer des tueurs.

Ce Viatcheslav Pivovarnik est désormais recherché en Ukraine, mais reste hors d’atteinte car il serait toujours en Russie. Une autre personne liée à la tentative de meurtre a été arrêtée en Ukraine le 15 juin, mais son identité n’a pas été révélée.

Sur ce Viatcheslav Pivovarnik, on sait peu de chose. Homme d’affaires, lui aussi, il possède différentes petites sociétés en Russie et semble lié aux milieux nationalistes russes. Mais rien n’a permis d’établir qui était à l’origine du « complot ». Et l’enquête n’a pas su préciser quelle est cette « fondation personnelle de Vladimir Poutine » dont il était question dans les conversations téléphoniques de Borys Guerman et Viatcheslav Pivovarnik.

Dans les jours qui ont suivi ces révélations, plusieurs personnes se trouvant sur la fameuse liste ont été convoquées au SBU et informées du risque qu’elles couraient. L’une de ces personnes, le journaliste ukrainien Vitaly Portnikov, nous confie : « On m’a montré des preuves, fait écouter des enregistrements. On y entend Borys Guerman et Pivovarnik qui discutent, en effet, de la mort de journalistes en Ukraine ». Selon Vitaly Portnikov, cela confirme l’existence d’un projet visant à «créer le chaos» dans le pays, à l’approche de la prochaine élection présidentielle, en mai 2019.

Mais cela laisse au moins deux questions : Tout d’abord, qui est à l’origine de ce projet criminel ? Il reste impossible de le dire. Les figures mises en lumière par l’enquête sont toutes des Ukrainiens liés à l’ancien régime du président Ianoukovitch. Le SBU n’a fourni aucun élément permettant de démontrer une implication de la Russie dans ce projet.

Autre question, également : Était-il nécessaire d’organiser la fausse mort du journaliste pour dévoiler ce « complot » ? Là-dessus aussi, le SBU n’a pas réellement su convaincre. Borys Guerman a été arrêté quelques heures après l’annonce de la mort du journaliste. Ce délai n’a pas permis à l’enquête de faire des progrès significatifs. Alors, il est à craindre que tout cela n’ait servi qu’à mettre en scène l’action des services de sécurité.

Certes, ce n’est pas la première fois qu’une méthode semblable est utilisée. En 1982, en France, la DST avait ainsi organisé le faux enlèvement d’un écrivain roumain dissident, Virgile Tanase, très critique vis-à-vis du régime de Ceaucescu. Un agent de la Securitate était alors en France pour l’assassiner. Or il avait préféré se confier à la DST.

Le service français avait alors imaginé de faire disparaître l’écrivain durant plusieurs mois, le temps que l’assassin potentiel rentre en Roumanie, qu’il en fasse sortir sa famille, et puisse lui-même organiser sa fuite. L’opération avait parfaitement fonctionné. Entre-temps, l’agent avait même été décoré pour service rendu à la Roumanie… Dans ce cas précis, on comprend bien l’intérêt de la mise en scène. Mais en ce qui concerne l’affaire Babtchenko, le bénéfice n’est pas démontré, à ce jour, au regard des résultats que cette mise en scène a permis d’obtenir.

Par Alain Guillemoles

Source: La Croix