StopFake s’est entretenu avec Jakub Kalenski, membre du groupe de travail sur la propagande russe du Service européen pour l’action extérieure Ukrainian Election Task Force, membre fondateur d’East StratCom Task Force – un projet de l’UE pour la lutte contre la désinformation. Nous avons discuté de la manière dont l’Occident devrait réagir à la propagande du Kremlin, comment le Kremlin peut influencer les élections ukrainiens et de ce qu’il faut faire pour surmonter la désinformation.

 

Comment la stratégie de propagande du Kremlin a-t-elle changé au cours des cinq dernières années?

A mon avis, peu de choses ont changé depuis. Il y a des thèmes et des sujets qui peuvent être décrits comme éternels. Par exemple, les accusations envers l’Ukraine en disant que c’est un Etat non-démocratique et fasciste. Nous continuons d’entendre des accusations très similaires contre l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie. La diffamation contre l’Occident, l’OTAN, l’UE continue de se répandre également. Ces sujets sont proactifs, car de cette manière le Kremlin tente d’influencer ce qui arrivera dans le futur. L’Occident en général, mais aussi certains pays, y compris l’Ukraine, sont considérés comme les adversaires principaux du Kremlin.

Ces sujets restent stables et ont un dénominateur commun. Leur tâche est d’affaiblir l’Occident et de discréditer ceux qui sont actuellement considérés comme des adversaires du Kremlin.

La deuxième groupe de narration de désinformation peut être défini comme réactif. Dans ce cas, le Kremlin tente de contaminer l’espace informationnel et de cacher son activité. Nous voyons ce qui se passe après chaque grand événement quand la réputation de russes peut être endommagée. Ainsi, nous avons été témoins de ce type de manipulations après que le MH17 ait été abattu, après le meurtre de Boris Nemtsov, après l’empoisonnement de Skripals, et après les attentats en Syrie. Quand ce genre de choses arrive, le Kremlin présente beaucoup de versions de ce qui s’est passé. Ces versions évolueront parce qu’elles dépendent d’événements réels.

Y a-t-il au moins quelque chose qui a changé?

Le scénario de base ne change pas. Les buts sont toujours les mêmes, et nous pouvons les prédire. Cette partie de la propagande n’a pas beaucoup évolué. Mais le Kremlin améliore ses compétences dans la diffusion de la désinformation. Il commence à mieux comprendre les canaux de communication qu’il peut utiliser. De plus en plus souvent, il arrive à diffuser sa désinformation non seulement à l’aide de médias traditionnels ou des réseaux sociaux, mais également par la voix des politiciens occidentaux. Si vous regardez attentivement, vous verrez certainement, qui en Occident aide à répandre la désinformation du Kremlin. C’est notamment dans le domaine de la diffusion de désinformation que les compétences du Kremlin se sont considérablement améliorés. Ils connaissent beaucoup mieux maintenant leur audience cible, ses réactions, ses multiplicateurs et ses amplificateurs.

Quel est le but principal de la propagande du Kremlin?

Les objectifs n’ont guère changé. L’objectif global est d’affaiblir l’Occident. Par ça, je veux dire que tout ce qui se trouve à l’Ouest du Kremlin, y compris l’Ukraine, est considéré comme un adversaire.

Le Kremlin voit la diplomatie publique différemment. En Occident, nous considérons la diplomatie publique comme un jeu positif dans lequel tous les participants peuvent gagner. Donc, vous pouvez avoir une Slovaquie plus attirante et une Ukraine plus attirante dans un même temps, et personne ne perd rien – les deux pays deviennent plus attractifs. Le Kremlin considère la diplomatie publique comme un jeu de somme zéro: si une partie gagne quelque chose, l’autre partie doit perdre. Que pouvez-vous faire lors d’un jeu à somme zéro si vous n’avez pas la possibilité d’améliorer votre position? Le Kremlin, justement, ne peut pas améliorer sa position. Vladimir Poutine règne en Russie depuis 20 ans et il n’a pas réussi à réformer l’économie. Ils continuent de passer de mauvais à bien pire. Le seul moyen pour lui d’accomplir ses objectifs est d’affaiblir l’ennemi. Il le fait à l’aide de tensions entre les polonais et les ukrainiens ou les hongrois et les ukrainiens, ou en se servant du conflit entre l’Europe et les USA.

Ainsi, le Kremlin a pour objectif général d’affaiblir son adversaire. Et pour cela, il utilise toutes les capacités techniques en sa possession. Par exemple, en Ukraine, il est difficile de mener des réformes économiques à cause de la guerre, et le Kremlin s’en sert. Il utilise les manifestations en France et même, il tente de les renforcer. Le Kremlin donne l’impression que l’Occident est en train de s’effondrer, et que la Russie reste le seul îlot de stabilité. Ce sont les opportunités que le Kremlin tente d’utiliser. Mais ils peuvent devenir plus pointus, plus tactiques que stratégiques. Par exemple, l’Occident est présenté comme un agresseur et la Russie comme une victime. La désinformation russe est construite sur une image du monde en noir et blanc, en format «nous contre eux».

Dans les opérations d’influence, le Kremlin se concentre non seulement sur la distribution de désinformation, mais aussi sur le soutien des éléments qui facilitent ses objectifs. Il est évident qu’en Europe, le Kremlin soutient diverses forces extrémistes, comme des radicaux de gauche et de droite. Les fascistes sont les meilleurs partenaires de Vladimir Poutine en Europe. Poutine et sa propagande tentent de soutenir ces groupes parce qu’ils voudraient voir l’Europe de cette manière – fasciste et communiste.

Quels événements seront dans la ligne de mire de la propagande russe en 2019?

Il y a deux événements importants pour le Kremlin. Ce sont les élections en Ukraine et les élections au Parlement européen, qui se tiendront en mai.

Nous avons un groupe de travail sur les élections en Ukraine (Ukrainian Election Task Force), où nous essayons de surveiller la propagation de la désinformation. Nous sommes deux mois avant les élections et il est possible de constater que le Kremlin tente déjà de caractériser ces élections comme non-légitimes. Ils tentent de prouver que les élections seront faussées et que tout se décidera quelque part dans l’Occident. Une situation semblable a eu lieu et avant les élections en Allemagne, et pendant les élections aux Etats-Unis en 2016.

C’est une très bonne arme, parce qu’elle permet de faire douter l’opinion de l’aptitude des instances démocratiques. Il est possible de dire que les élections sont déjouées, qu’elles sont injustes et qu’elle n’ont rien résolu. Peu importe qui gagne, car la confiance de public dans les élections sera déjà trahie.

Qu’est-ce qu’espère le Kremlin?

Le Kremlin ne peut pas compter sur la victoire d’un candidat pro-russe. Les candidats qui jouissent d’une bonne réputation ne seront pas pro-Kremlin, et les candidats ouvertement pro-Kremlin n’auront pas une grande chance. C’est pour ça que la meilleure façon d’agir pour le Kremlin, c’est affaiblir la confiance dans le processus démocratique en général, faire douter des Ukrainiens que le vecteur de développement de l’Ukraine, choisi après le Maidan, est correct, puis les convaincre que l’Occident n’est pas un partenaire fiable.

Quel est l’objectif principal de l’intervention russe dans le processus électoral du Parlement européen?

L’objectif principal pour les élections européennes sera le même: compromettre la crédibilité du processus démocratique. Mais le Kremlin est davantage susceptible de promouvoir des candidats pro-russes lors des élections européennes. Certains sondages estiment qu’un tiers du prochain Parlement européen sera pro-Kremlin.

Quel est le rôle des autres facteurs dans la diffusion de la propagande, surtout les facteurs économiques?

La situation diffère dans chaque pays. Il y a des Etats européens avec un grand nombre de politiciens pro-Kremlin et, dans certains cas, le chef d’Etat peut être pro-russe. D’autre part, il existe des pays européens où un politicien pro-Kremlin n’a aucune chance de réussir. La situation n’est pas la même pour chaque pays. Ce qui est important: lorsque quelqu’un qui n’est pas lié au Kremlin diffuse des fakes – cette information obtient une toute nouvelle légitimité. De manière surprenante, les trolls russes peuvent dire qu’il s’agissait non seulement du discours de «Spoutnik», mais aussi d’avis «de politiciens des pays européens». Dans ce cas, on ne peut plus dire qu’il s’agit d’un mensonge russe, et l’impact sur le public sera complètement différent. Cela peut devenir l’un des éléments les plus importants de la campagne de la propagande russe dans certains pays.

Quels pays sont les plus vulnérables à la propagande russe et quels sont ceux qui résistent le mieux?

En 2016, le journal allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung a publié un document du FSB (le Service fédéral de sécurité russe), qui détermine une classification des pays en conformité avec la vulnérabilité à la propagande russe. Il s’agissait de l’Autriche, la République tchèque et la Hongrie. Si on regarde de tout près les dirigeants de ces pays, il est évident, que les leaders sont très pro-Kremlin. Mais il est impossible de se fier complètement à ces données, car on ne sait pas comment cette liste a été composé. Par contre, ce document peut constituer un point de départ pour une analyse.

Les pays baltes sont les premiers à mentionner si on cherche un exemple de pays qui réponds aux défis de la désinformation dans l’UE. Ils disposent d’une connaissance plus étendue des problèmes de la propagande russe et ils ont plus d’expérience. StratCom des forces armées de Lituanie est l’un des meilleurs exemples. Il serait plus facile de lutter contre la désinformation si les 28 Etats membres de l’UE disposaient de tels organismes.

La Suède est un autre bon exemple. L’agence de gestion des situations d’urgence ou MSB, organise de nombreuses formations pour les fonctionnaires, et cela augmente leurs compétence dans le domaine médiatique.

Les ministères et les services secrets en République tchèque réagissent bien aux menaces russes au niveau opérationnel, mais sur le plan politique, la situation reste inquiétante.

Quand je parle du problème de la désinformation, je donne toujours l’exemple de l’Ukraine, de la réaction de la société civile, du travail de StopFake, de l’Ukraine Crisis Média Center qui sont parmi les meilleurs au monde. Les Etats affrontent mal ces problèmes non parce qu’il n’en ont pas de désir, mais parce que, comme en Ukraine, ces institutions de l’Etat sont encore très jeunes.

Quel est le principal problème de la réaction de l’Europe face à la désinformation, à votre avis?

La réaction de l’Occident doit être plus ferme. Le problème de notre approche actuelle est que nous prêtons beaucoup d’attention à la résolution de problèmes spécifiques, en pensant que cela peut nous faire disparaître des «points sensibles». C’est important, mais combien de problèmes nous résolvons n’a aucune importance. Le Kremlin trouvera toujours une autre faiblesse. C’est ce qu’ils font: dès qu’une chose est arrangée, ils trouvent une autre faille. Toute société a des problèmes, si c’est une société démocratique. Ainsi, si l’Occident veut mettre fin à la désinformation, il faut stopper le responsable. Si notre objectif est d’arrêter l’agression, il faut arrêter l’agresseur. Nous n’avons pas d’autres choix.

Les outils de la propagande comme Sputnik ont échoué dans les pays scandinaves. Est-ce que ça veut dire que le Kremlin va consacrer moins d’attention à cette région?

Le Kremlin ne recule pas si facilement. Oui, Sputnik a échoué là-bas, mais ils ont trouvé d’autres méthodes d’influence, comme les cyberattaques. L’agression à l’aide de la désinformation ne s’est pas arrêté, seuls les mécanismes ont changé.

Le Kremlin donne souvent différentes interprétations d’un événement. Que cherche-t-il à réaliser ou à obtenir?

Il y a un seul but: il faut créer autant de versions que possible pour cacher la vérité. Et ça fonctionne. Les gens commencent à croire en différentes versions. Par exemple, selon les données de sondages récents sur l’influence de la propagande, 81% de résidents de la Bulgarie ne croient pas que la Russie avait empoisonné Skripal. Ils croient le Kremlin, mais pas les faits. Quand Donald Trump a prétendu que personne ne savait ce qui s’était réellement passé avec l’avion MH17, car il existe beaucoup de versions différentes, c’était du mensonge. Il existe une seule version, basée sur des faits, et 99 fausses versions, diffusées par le Kremlin.

Et pour conclure, que pensez-vous de l’activité de StopFake?

En 2015, StopFake a été l’un des projets les plus importants, si ce n’était pas le plus important dans le domaine de la lutte contre la désinformation russe. StopFake était le premier à dire qu’il est important d’analyser régulièrement les fakes. Lorsque nous avons lancé le projet EuvsDisnifo, nous nous sommes inspirés par le désir de créer quelque chose de similaire à StopFake, à l’échelle européenne.

Par Olexandre Yaroschouk